Bernard Marchadier: Józef Czapski, Jacques Maritain et François Mauriac

C’est à la fin des années 70 que, pour la première fois, j’entendis le nom de Czapski. A l’époque, je m’intéressais aux mouvements de dissidence politique ou religieuse en Union soviétiqueet écrivais sur ces questions pour diverses publications. On me conseilla d’aller rendre visite à Jean Laloy (1912-1994), qui me reçut dans son bureau du quai d’Orsay. Il avait été de toutes les négociations de de Gaulle avec Staline et avec les Soviétiques et avait de l’URSS une connaissance profonde. Ami de Maritain et proche de Raymond Aron, il avait participé avec ce dernier à la fondation de la revue Commentaire. Il me signala deux livres remarquables qui, selon lui, donnaient une image détaillée et, surtout, profondément vécue de l’Union soviétique et pendant la guerre: les Souvenirs de Starobielsk et Terre inhumaine d’un certain Josef Czapski. Ma femme était polonaise, j’avais appris la langue de son pays. Raison de plus pour m’intéresser à Czapski.

Ce comte polonais né à Prague à la fin du XIXe siècle, qui avait passé son enfance dans un château de Biélorussie et avait étudié à l’Université de Saint-Pétersbourg cousinait avec la moitié des grands noms d’Europe. Il avait été artiste peintre à Paris dans l’entre-deux-guerres. En 1939, il avait rendossé l’uniforme polonais et fut fait prisonnier par les Soviétiques.Il échappa pourtant, sans qu’il ait jamais su pourquoi, au sort de la quasi totalité de ses camarades officiers, que les Soviétiques massacrèrent par milliers à Katyn dès le printemps 1940. Quand pendant l’été 1941 les Allemands eurent attaqué l’URSS, Staline décida de constituer avec les rescapés polonais des camps un corps d’armée qu’il confia au général polonais Anders – lui aussi tout juste libéré du Goulag. C’est Czapski qui fut chargé par Anders de partir à la recherche de ses compatriotes dispersés dans les baraquements, camps et prisons de l’immense Union soviétique et, comme il ne retrouva que très peu de ses anciens camarades de détention, l’atroce vérité commença à s’imposer à lui. Tout cela, je l’ignorais et c’était Jean Laloy qui me l’apprenait.

Les souvenirs de Czapski « vécus par un Polonais, médités par un Européen, écrits par un peintre » (G. Herling-Grudzinski) – et rapportés de surcroît par un homme libre de toute animosité systématique – font découvrir au lecteur ce gigantesque bagne qu’était l’Union soviétique pendant la guerre et racontent la traversée des steppes par « l’armée Anders », qui, désarmée, était plus une troupe de réfugiés qu’une formation militaire digne de ce nom. Sortie de l’URSS par l’Asie centrale, elle rejoindrait, par l’Iran et la Palestine, les forces britanniques pour, ensuite,s’illustrer lors dela campagne d’Italie.

Terre inhumaine, qui est en quelque sorte le récit de cette odyssée, avait été publié en français en 1949 à compte d’auteur aux éditions Les Îles d’or,  avec une introduction de Daniel Halévy. La critique avait été un anime à garder le silence sur ce livre car, à l’époque, il était généralement mal vu, et pas seulement à gauche, de donner une image défavorable du pays du maréchal Staline. Le Parti communiste français, pour sa part, faisait acheter les exemplaires du livre dans les librairies pour les brûler. Seul Mauriac en parla dans Le Figaro.

Czapski connaissait personnellement Mauriac et Maritain depuis les années 20. Il les admirait.[1]  Mais leur silence devant le drame de Varsovie – soulevée en août et septembre 1944 contre les Allemands et promise à l’écrasement parce que les Soviétiques, qui campaient déjà sur la Vistule, interdisaient à l’aviation américaine de survoler la zone pour ravitailler les insurgés en armes et en nourriture – lui parut scandaleux, et depuis l’Italie, où il se trouvait alors, il le fit savoir à ses deux amis français par une lettre ouverte. Aucun des deux ne lui répondit.

Cette affaire de lettre à Maritain et à Mauriac,Czapski l’évoquedans un article de 1949 intitulé « Maritain avait-il raison ? », publié dans le recueil Tumult i widma (Paris, Instytut literacki, 1981).[2]  On y lit ceci (c’est Czapski qui raconte) :

« A l’époque de la tragédie de Varsovie, j’avais écrit une lettre ouverte à Maritain et à Mauriac. Dans mon optimisme, je comptais qu’au moins l’un des deux oserait élever une voix indépendante, comme l’aurait fait un Zola, un Péguy, un Zeromski ou le « Moscovite » Léon Tolstoï. J’étais naïf. Mauriac était encore plongé jusqu’au cou dans des tentatives de symbiose entre les gaullistes et les communistes à travers la Résistance. Maritain, ambassadeur de de Gaulle au Vatican, voyait d’un œil plutôt malveillant cet « épisode » de Varsovie, car le fait de le rappeler pouvait empêcher l’établissement de relations de la France et du Vatican avec les « démocraties populaires » et, à travers elles, avec le marxisme stalinien.

J’ai rendu visite à Maritain à Rome, en 1945. Il se justifiait de ne pas avoir réagi à ma lettre :

– Il m’aurait fallu être très sévère envers les Polonais, leur dire des choses très douloureuses. Ils ont trop souffert pour qu’on leur rappelle aujourd’hui de telles vérités.

– Si jamais il faut dire la vérité, c’est bien dans le malheur, répliquai-je. Les Polonais sauront l’entendre aujourd’hui mieux que jamais. Répondez-moi, si durement que ce soit.

– Je ne peux pardonner aux Polonais leur antisémitisme et leur attitude envers la Russie. Vous affirmez avoir une mission à accomplir à l’Est, vous vous considérez comme le rempart de la chrétienté et en même temps vous regardez les Russes comme s’ils étaient des sous-hommes, vous les méprisez.

J’avoue que cette réponse m’a profondément blessé. Maritain savait pertinemment ce que je pensais de l’antisémitisme. Je ne lui cachai pas ce que je trouvais étonnant : les Russes ont inventé le mot pogrom, la Pologne a accueilli, dans les années de son indépendance, des centaines de milliers de juifs rescapés de Russie, les Allemands ont exterminé des millions de juifs – mais seuls les Polonais sont rendus responsables de l’antisémitisme. Pourtant, dans la pensée, dans la vie sociale de la Pologne, dans sa littérature, il y a bien plus que des excès antisémites ; des générations de Polonais ont vécu en symbiose avec les juifs, en dépit des différences de caractère, de tempérament, et en dépit des raisons économiques.

Le reproche du mépris des Polonais envers les Russes m’a blessé surtout parce qu’en le disant, Maritain répétait l’opinion de deux comtes polonais rencontrés à l’ambassade. J’ai essayé de le convaincre que les comtes et les non-comtes qui disent des inepties dans les ambassades ne manquaient pas en France non plus et que je ne me permettrait pas d’en tirer des conclusions quant à la culture française. Je lui ai dit qu’en dépit des invasions et des déportations, notre attitude envers les Russes et son expression dans notre littérature étaient incomparablement moins virulentes que ne l’est celle des Russes à notre encontre. (…) Alors, où Maritain est-il allé chercher ce cliché – et il n’est pas le seul – de Polonais qui méprisent les « Moscovites », ce cliché qu’il brandit comme un argument juste au moment où la destruction de Varsovie a été accomplie par les Allemands sous les yeux des armées russes qui n’ont pas bougé, se contentant de bronzer au soleil à dix kilomètres de là ? »

Ce qui m’avait paru intéressant dans les reproches que Maritain faisait aux Polonais en général, c’est effectivement que c’étaient des clichés. Le premier cliché, si répandu en France et ailleurs, consiste à associer immédiatement et systématiquement l’antisémitisme à la Pologne. Pourtant, si l’on considère ce qui se passa, par exemple, sous l’occupation allemande (et qui a fait l’objet du film documentaire si partial de Claude Lanzmann Shoah, sorti en 1985), tout montre que les Polonais ne se sont pas montrés plus antisémites, et se sont en tout cas montrés bien moins cruels vis-à-vis des juifs, que leurs voisins Roumains, Baltes, Russes ou Ukrainiens. Donc, pourquoi toujours eux et seulement eux ? Il ne convenait pas non plus, me semblait-il, qu’un Français donnât des leçons dans ce domaine à un étranger, car, dans des conditions bien moins terribles, nombre de « collaborateurs » chez nous se sont conduits indignement. On pourrait ajouter, sur ce chapitre, que le haut clergé polonais a montré face au nazisme une fermeté qui aurait fait honneur à l’épiscopat français.

Le second cliché est ce que j’appellerais la « russophilie mystique ». Ce trait n’est pas rare chez les catholiques français, qui croient percevoir dans la Russie une dimension spirituelle inconnue dans un Occident incorrigiblement « bourgeois ». Or Maritain non seulement détestait les bourgeois à l’instar de son parrain Léon Bloy, mais, dès sa jeunesse,il aima les Russes. Peut-être parce que la Russie, dans son histoire, n’avait que très tardivement connu la bourgeoisie. Son épouse Raïssa venait de Russie et il s’entourait de Russes. Il fut à Paris un grand ami de Nicolas Berdiaev (lui aussi, foncièrement antibourgeois), qu’il contribua beaucoup à faire connaître. La russophilie de Maritain resta mesurée, mais elle fut chez lui un trait constant.

S’il n’alla jamais en Russie, il se rendit en Pologne – à Poznan, en 1934, pour un congrès thomiste, qui le déçut par le caractère nationaliste et teinté d’antisémitisme de propos qu’il y entendit. Il était par contre très apprécié dans la communauté franciscaine de Laski (non loin de Varsovie) qui éditait une revue, Verbum, proche de ses idées. Le catholicisme de Maritain était très français (en tout cas, français du XXe siècle) en ce sens qu’il accordait la priorité à la création de petits groupes mystiques raffinés appelés à être « levain dans la pâte » pour que naisse un « monde nouveau »éclairé par des « hommes nouveaux », sur-chrétiens débarrassés des oripeaux plus ou moins baroques de l’ancienne chrétienté de civilisation. Bien qu’il se préoccupât de la question sociale, Maritain restait largement insensible à la religion populaire. Or, si la Pologne a su sauver son âme face au communisme et s’en débarrasser (contribuant ainsi à en débarrasser le reste de l’Europe), c’est en grande partie parce que le catholicisme populaire y était vif, comme allaient le montrer dans les années 80 les ouvriers de Gdansk et les mineurs de Silésie, sans pour autant que soit dédaignée par ailleurs la solidité intellectuelle. Cela, je crois, Maritain ne l’avait pas pressenti, qui de toute façon, comme la plupart des catholiques français de ce temps,  jugeait rétrograde ce qu’il appelait « le catholicisme de Saint-Empire », « le christianisme de chrétienté » et « la conception sacrale du temporel ».

Rencontrant Mauriac peu après la guerre à Paris, Czapski lui demanda les raisons de son silence. Mauriac, moins donneur de leçons que Maritain, se contenta de hausser les épaules d’un air embarrassé. Mais c’est peut-être pour se racheter que, quelques années plus tard, il fit paraître dans Le Figaro (4 avril 1949) une critique enthousiaste de Terre inhumaine, qui venait de paraître. Il fut, comme on l’a vu, le seul.

En 2009 je fis à Paris la connaissance de M. René Mougel, responsable des archives Maritain à Kolbsheim. Il m’apprit qu’un exemplaire de la lettre ouverte de Czapski se trouvait dans le dépôt dont il avait la charge et s’offrit de m’en communiquer une copie. Ce qu’il fit. Qu’il en soit ici remercié. C’est ainsi que cette lettre a pu finalement être reproduite dans la revue Commentaire.

Józef Czapski: LETTRE OUVERTE A JACQUES MARITAIN ET FRANÇOIS MAURIAC

Merci pour le partage: Fondation Archivum Helveto-Polonicum

 

Auteur: Bernard Marchadier – autour de la publication dans la revue Commentaire (N° 169/Eté 2020) de la « Lettre ouverte de Józef Czapski à Jacques Maritain et François Mauriac » du 5 octobre 1944.

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[1]Czapski était à cette époque si proche de Maritain qu’il s’était ouvert à lui de son projet d’entrer dans les ordres. Maritain l’avait assuré qu’il n’avait pas la vocation et l’en avait dissuadé.(Voir Czapski, Wyrwane strony, Montricher, Noir sur blanc, 1993, p. 107).

[2]En français : Tumulte et spectres (Montricher, Noir sur blanc, 1991), p. 68-69.

 

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