L’amitié de Jean Colin d’Amiens et de Joseph Czapski est une amitié décomplexée, quasiment d’égal à égal. Certes Jean Colin doit beaucoup à cet artiste plus âgé, qui l’introduira dans les milieux parisiens de la peinture et de la littérature, mais Joseph Czapski ne cesse d’apprécier la vivacité et la profondeur d’esprit d’un jeune homme en plein épanouissement intellectuel.
En commençant des recherches sur ce peintre presqu’oublié – mais paradoxalement si attachant- qui avait pris part à l’essor figuratif du groupe parisien de la Jeune Peinture, j’ai très vite compris qu’il existait, outre son journal d’atelier, des correspondances inédites. Quel ne fut tout de même mon étonnement et ma joie de les découvrir pour la première fois un jour, rassemblées sous la forme d’un tapuscrit jauni. Naturellement les lettres de Jean Colin m’ont le plus intéressé, car elles confirment certaines suppositions, faites d’après les témoignages des proches de Jean Colin. Cette correspondance m’a été confié par l’écrivain suisse Jean-Louis Kuffer, suite à une courte biographie que j’ai publiée en 2015 chez un éditeur universitaire Encrage Édition, où entre autre, je relate l’amitié de Joseph Czapski et Jean Colin d’Amiens (1927-1959).
Il y eut quelques articles dans la presse et un reportage télévisuel. Sans que l’éditeur se donne beaucoup de mal, un demi millier d’exemplaires ont été vendu dans les premiers mois, mais j’ai compris suite à des lettres ou des réactions de lecteurs inconnus que le sujet pouvait encore intéresser du monde. D’autres lettres m’ont alors été confié où je n’ai cessé d’apprendre de nouveaux détails sur la vie de Jean Colin, mais aussi celle de Jospeh Czapski, car leurs échanges épistolaires et leurs rencontres étaient devenues si fréquents qu’ils avait fini par former à cause de nombreuses affinités une sorte de famille spirituelle, capable d’échanger librement sur la mystique de la vie et de l’art de peindre. Joseph Czapski n’était pas forcément une personne accessible à tous, à cause d’une vie déjà marquée par tant d’événements si graves. Pourtant il s’en était confié à Jean Colin d’Amiens avec une facilité qui marquait déjà toute l’estime qu’il ne cessa de lui témoigner tout au long de sa vie, même après la disparition prématurée du jeune peintre qui fut tant aimé par sa nièce Elisabieta (en pologne: Elżbieta) von Plater-Syberg. C’est elle aussi qui a recueilli et publié une bonne partie des écrits intimes de Jean Colin d’Amiens pour en faire un merveilleux journal d’atelier, certes lacunaire par bien des aspects, mais d’une grande fidélité pour un artiste qui aspirait également à la critique d’art.
Il reste environs soixante-dix lettres inédites de Jean Colin à Joseph Czapski, et autant de lettres adressées à des amis proches. Ils se sont rencontrés en Corrèze à la fin des années quarante chez des amis communs, la famille Descat de la Mazière.
Je n’ai hélas pour l’instant qu’une seule vingtaine des lettres de Czapski, de la fin des années cinquante où il se soucie beaucoup de l’état de santé du jeune homme qui souffre de la maladie de Charcot et va devenir bientôt son neveux par alliance. En effet, Jean Colin d’Amiens finira par épouser Elisabieta von Plater-Syberg quelques mois avant sa mort qu’il a également eu la chance de rencontrer chez ses amis Descats dans leur belle demeure de Roussille en Corrèze. Jean Colin d’Amiens n’était déjà plus ce jeune homme d’à peine trente ans au tempérament joyeux, mais un homme malade qui ne cessait de peindre et d’écrire et de prier.
La correspondance Czapski/Colin nous apprend beaucoup sur leur caractère hors norme. Ces lettres sont d’une grande qualité par la franchise de ton. Mais c’est une correspondance intime qui fait intervenir des amis de l’entourage des deux hommes, et de plus amples recherches expliqueront bientôt au lecteur qui étaient ces gens : des amis polonais et français, artistes ou esthètes.
La fin prématurée de Jean Colin d’Amiens, qui restera toujours jeune, nous fait regretter l’œuvre qui ne sera jamais. Ces extraits de lettres pourraient aussi nourrir la réflexion de ceux qui s’intéressent au rapports entre écriture et peinture. C’est aussi tout à l’honneur de Joseph Czapski d’avoir découvert et accompagné Jean Colin jusqu’au bout, puis d’avoir ensuite conservé ces lettres dans ses archives. Les extraits qui vont suivre sont assez clairs à ce sujet.
Joseph Czapski à Jean Colin d’Amiens, Janvier 1958
« …Il y a deux jours, j’ai été deux heures chez Malraux, on m’a prié de le dessiner pour la Revue Cuadernos. Il n’a pas arrêté de parler avec ses tics incessants puis je parlais aussi. Il me posait des questions sur des problèmes essentiels, moi je le contredisais sans avoir la centième partie de ses connaissances. J’ai été comme toujours ébloui par l’authenticité de ses connaissances la sincérité la justesse de ses réactions pour la peinture, la fulgurante vitesse des réactions – mais avec cela un côté « poésie » Chateaubriand-Barrès où tout à coup l’essentiel disparaît pour la phrase, la métaphore à effet. Au dernier moment, il s’est mis debout sans bouger pour 5 minutes -pour un croquis- et j’ai tout à coup eu l’impression d’avoir devant moi un arriviste- pas tout à fait authentique… cela contredisait mon impression antérieure. Son visage sans une vraie flamme du monologue -dialogue- est tout à coup comme figée dans une expression tendue et sans vie intérieure, un peu bête. Les dessins sont peu ressemblants et je reviens chez lui le 10 janvier (58). Je viens de lui envoyer une énorme lettre où j’essaye de lui répondre et de réagir à tout ce qu’il m’a dit en insistant sur le côté équivoque de tout ce qu’il dit dès qu’il touche à l’essentiel. Je doute qu’il réagisse profondément mais cela m’a été nécessaire pour piocher mon point de vue que j’ai exprimé dans mon article sur lui. Je lui ai parlé de S. Weil – Aucune compréhension. Mais tout ce qu’il me disait de Cézanne, de Braque, de Seurat, du Titien me semblait très proche et passionnant…. La différence entre lui et S. Weil : La luminosité de S. Weil, ce n’est pas seulement du génie, c’est le témoignage de la vie absolue incarnée en paroles. Personne de nous n’est digne de cette vie, mais il faut voir avec humilité cet exemple et ne pas dire des platitudes (Malraux) qu’elle n’avait pas de talent et que c’était une vie ratée.
Et tout à coup j’ai senti combien il y a de mauvais goût dans l’atelier extra-luxueux de sa villa, cela aussi veut dire quelque chose.
Mon enfant je te parle des choses qui ne sont pas essentielles, de mes impressions des derniers jours et tout cela me semble si peu de chose en comparaison de tout ce que j’ai de toi dès que je pense à toi – de tout ce que tu es forcé de vivre pour toi et pour chacun de nous. Je pense que j’ai un sort étrange, les gens que j’aime si tendrement comme toi payent de tout leur être, des pensées, des sentiments, des idées dont moi je ne fais que parler, incapable de les incarner et peut-être -Dieu me pardonnera mon indigence par les êtres que j’aime et que je voudrais servir comme toi mon enfant. »
Jean Colin à Joseph Czapski
« Cher Joseph,
Merci tendrement pour ta lettre que j’ai relue et que je relirai encore. Tout ce que tu me dis, je l’entends très bien et je te remercie. Il est toujours doux de voir clair quand on ne voit plus du tout. J’ai aussi très bien entendu Joe Bousquet que tu connaissais un peu ; j’avais lu de lui quelques pages comme peut seulement en écrire un malade qui se met à aimer ses médecins impuissants et sincères, mais je ne connaissais pas ce texte. Il est si clair, si vrai, il me remue. Merci Joseph. Mais je ne peux presque pas te parler de cela, tant je m’en sens indigne. Trop de choses sont mélangées ; tantôt j’en tire une, urgente, j’essaie de la faire, elle me tombe des mains ou je ne l’achève qu’avec épuisement et je ne sais même pas si le résultat a le droit d’exister. Il me semble que jamais je n’ai autant été partagé ( on dit à la campagne « partager un morceau de viande, une bûche de bois »). L’action ne me sauve plus d’être le nœud de tant de choses.
Le seul bonheur que j’ai, et qui est très intense quand il arrive, est de voir et d’écrire. J’accumule des petites notes et des lettres à des amis. C’est la seule chose qui peut amener un sourire, et même sans sourire, qui peut détendre cet enfer de crispation que je suis et que je hais parce qu’il est stérile. Mais je me sens coupable de préférer ce qui me coûte le moins d’effort physique, ce que je fais avec joie. Je pense toujours que je peux encore peindre, au prix d’un effort physique joint à un désespoir et à une angoisse morale de ma diminution, de ma limitation. Plus mes mains lâchent le pinceau, plus ma vision impitoyable m’oblige à des destructions incessantes de ces frêles commencements que j’ai posés avec tant de mal. Alors je redoute comme une épreuve effroyable de me mettre à peindre, de préparer tout, palette, pinceaux, toile, couleurs, nettoyages, qui me laissent épuisé au moment de commencer. Une feuille de papier et le stylo, c’est si simple, mais bouger de place ! Maman pourrait m’aider, mais elle a une maison sur le dos… »
6 Février 1958
« Ce matin, mon cher Joseph, je veux commencer la journée par toi. Tu ne peux pas savoir la joie très douce que m’a apporté ta dernière lettre avec le cadeau des dessins et des textes : Tout le papier est occupé, et quand je regarde une des faces je trouve un aussi grand bonheur que sur l’autre. De tes dessins, mon préféré est le soleil. J’aime tant le trait de ta plume folle, une précision d’équivalence et de justesse dans le «gribouillis», qui ne sera jamais mienne. Quand je vois un de tes dessins, je me sens l’infirme avec des cannes raides et toi avec une démarche souple, naturelle, comme un très bon danseur de ballet qui dans une apparente nonchalance, aisance, ne laisse jamais voir son effort. Comme j’aime ton soleil rapproché de la terre ! Je ne me lasse pas de le voir et c’est une très belle compagnie que tu m’as donnée.
La vue de la maison, que souvent j’ai regardé et aimée ainsi. La tache rose dans les arbres, aperçue de ce côté-là. Tu sais que cette place va être à jamais détruite par la création d’un tennis superbe. En moi, j’en suis désolé, n’ayant pas su encore admettre dans la nature ce que j’admets dans le caractère des hommes, c’est à dire la cohabitation de choses étrangères… »
Auteur: Vincent Guillier – né le 16 mai 1978 à Senlis, est un poète, traducteur et critique littéraire français, spécialiste d’écrivains et littérature de Picardie et plus particulièrement de l’œuvre de Maurice Blanchard. Auteur de livre JEAN COLIN D’AMIENS – OU LE JEUNE HOMME ET LA MORT (2015).