Interview de Wojciech Pszoniak par Elżbieta Skoczek

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Paris. Dans les années 1980, alors que l’état de siège sévit en Pologne, l’acteur polonais Wojciech Pszoniak reçoit, après le succès du film „Danton” réalisé par Andrzej Wajda (1983), la proposition de jouer dans de nombreux théâtres en France et en Suisse. Il décide de s’établir à Paris.  Józef Czapski habite à Maisons-Laffitte, où l’Institut Littéraire édite des livres, les écrivains publient dans la revue « Kultura » et à Paris, 23 rue Surcouf, chez les Pères Pallotins, on organise des rencontres avec les poètes, les écrivains, les hommes politiques…

 Je rencontre Wojciech Pszoniak à Cracovie en mai 2016, rue Józef Piłsudski 12. Le Pavillon Józef Czapski, musée consacré au peintre polonais, qui a été prisonnier des camps soviétiques pendant la 2e Guerre Mondiale et a révélé la vérité sur le crime de Katyń, a été solennellement ouvert il y a un mois. Mon interlocuteur, l’acteur polonais Wojciech Pszoniak, connaissait bien Józef Czapski.  

Elżbieta Skoczek: Vous avez d’abord fait la connaissance de Józef Czapski ou de Jerzy Giedroyc?

Wojciech Pszoniak: De Jerzy Giedroyc. Sans doute à l’époque où je me suis installé à Paris, donc en 1978. Je ne me souviens plus qui m’a recommandé et annoncé ma visite à L’Institut Littéraire. J’avais de nombreux amis qui fréquentaient « Kultura ». Ola Wat, Jan Lebenstein,  Kot Jeleński, Andrzej Wat…Peut-être l’un d’eux, mais je ne me rappelle plus. Le site de Kultura était un lieu important; on pouvait y rencontrer entre autres Zbigniew Brzeziński (conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter) et des intellectuels et écrivains polonais comme Kisielewski ou les Brandys. Mais ce n’étaient pas seulement des Polonais; c’étaient des personnes qui aimaient la Pologne et voulaient la comprendre. Avant de connaitre le peintre, j’ai fait la connaissance de sa sœur Maria.

Votre première rencontre avec Czapski?

J’ai fait sa connaissance en 1982, grâce à Krystyna Zachwatowicz-Wajda. Un jour, il est arrivé sur le lieu du tournage du film Danton. Je lui ai ensuite rendu visite à Maisons-Laffitte, dans sa chambre en haut, où j’ai dû monter un escalier bien raide. Un jour j’ai été « attaqué » par un petit chien, un cocker spaniel ( je crois  qu’il s’appelait Black II) qui adorait mordiller les invités. Józef Czapski me montrait ses tableaux et je me souviens qu’il a dit alors: « Toute ma vie, je voulais peindre comme je peins maintenant, lorsque je ne vois plus ». Il faut dire qu’effectivement à cette époque Czapski avait une vue très faible et que la couleur noire dominait ses tableaux. Je regrette de ne pas avoir acheté le tableau qu’il m’a montré. Il est dans le genre de celui qui est exposé sur le chevalet de la chambre de Maisons-Laffitte recrée dans le Pavillon de Józef Czapski à Cracovie ( 12,  rue Piłsudski).

– Je l’ai connu à une période où il lui arrivait de dire : « Je voudrais déjà mourir ». Nous avons peur de la mort. Mais je pense qu’il est encore plus douloureux de ne pas pouvoir mourir quand on le souhaite. Il a vécu très longtemps, mais il était fatigué de perdre ses forces, de perdre la vue, de ne plus pouvoir pleinement s’adonner à ses passions: la lecture et la peinture. Adam Zagajewski, Wojciech Karpiński venaient lui rendre visite: il lui lisaient à voix haute, lui faisaient écouter de la musique. J’allais le voir aussi, je l’emmenais à différents endroits. Egalement chez moi. J’habitais alors Montmartre. Je me souviens d’une scène amusante.

Nous arrivons chez moi, dans mon appartement, et je lui demande: Joseph, veux-tu boire quelque chose?  Il répond:  du thé. Je prépare le thé et je lui demande: Tu veux du sucre? Oui, s’il te plait. J’ai donc placé la sucrière devant lui et je me suis assis. Je regarde et je vois qu’il sucre, il sucre, il n’arrête pas de sucrer. Et à la septième cuillère, je me suis dit qu’il ne voit pas, ou qu’il a peut-être oublié: je lui dis: ce n’est pas un reproche, mais c’est déjà la septième cuillère. Ce sera imbuvable. Il m’a répondu: Je sais, je sais, Wojtek. Mais j’ai toujours aimé le thé sucré. Lorsqu’il a arrêté de sucrer, j’ai jeté un coup d’œil à sa tasse. Il y avait 1/3 de sucre (rire). J’ai deux beaux tableaux que je lui ai acheté. Des paysages. Je ne les ai jamais montrés. J’ai aussi un livre dédicacé. Il ne m’a pas écrit de lettres. Il ne voyait plus très bien, mais nous nous sommes vus assez souvent. Cette chère asperge! C’est ainsi que je l’appelle: il était invraisemblablement grand et mince.

Dernièrement, j’ai parlé de lui avec ma femme, Barbara. Nous nous sommes souvenus du fait qu’il nous avait dit: « Je n’ai jamais éprouvé de mal de la part de qui que ce soit ». C’est incroyable. Ce sont les paroles d’un homme qui est passé par le camp soviétique de Starobielsk, qui a vécu des situations difficiles. Dans nos conversations, il parlait souvent de la période où il était prisonnier à Starobielsk. Il en parlait avec émotion. Aujourd’hui, j’ai visité le Pavillon Józef Czapski et lorsque j’ai entendu sa voix, tous ces souvenirs sont remontés à la surface. Cette chambre recréé, ses pinceaux, ses livres. Un bel endroit.

Est-ce que dans vos entretiens il cherchait à vous intéresser à ses écrivains préférés? Il avait la passion de parler de Simone Weil, de Dostoïevski, de Proust…

Nous avons abordé des thèmes – disons- existentiels, mais en ce qui me concerne, ce n’était pas des discussions littéraires, concernant p.ex. Dostoïevski.

En 1990, vous avez joué le rôle de Korczak. Czapski avait rencontré Janusz Korczak. En 1919, il avait rendu visite à l‘écrivain en compagnie de sa sœur Maria dans son appartement sombre. L’écrivain était pour Czapski le modèle de l’homme qui a gardé une sensibilité d’enfant. Jusqu’à la fin, même quelques semaines avant sa mort, il rêvait et échafaudait des plans. Est-ce que vous avez parlé de lui avec Czapski? Peut-être même lorsque vous vous prépariez encore à jouer le rôle?

Non, justement non.

La mère de Józef Czapski est morte lorsque celui-ci avait sept ans. Vous, vous avez perdu votre père à l’âge de treize ans. Le peintre estime que cette perte signifiait pour lui la fin d’une enfance heureuse. Une perte de sécurité. Le père n’a pas pu l’ introduire dans le monde des adultes. Ce rôle échut aux femmes: sa grand-mère, ses sœurs, ses gouvernantes et son professeur – Wacław Iwanowski, que Czapski n’aimait pas.

C’est vrai, Józef Czapski a écrit et parlé de sa mère d’une très belle manière. Bien qu’il n’ait eu que sept ans, il se souvenait très bien du moment où sa mère a quitté ce monde.

Dans son livre « Une famille d’Europe Centrale » ( Plon, 1972) Maria Czapska écrit que Joseph était encore petit et ne comprenait pas ce qui se passait autour de lui. 

– Je pense que même un enfant de sept ans sent qu’il perd la personne la plus proche. Il le sentait. Les enfants savent et se rendent compte des choses qui se passent autour. Czapski se souvenait très bien du décor. De la chambre de sa mère, du tapis, des fleurs. Moi aussi, je me rappelle de beaucoup de choses. J’ai perdu mon père quand j’étais un peu plus âgé, j’avais 13 ans. Mais ma mère était toute petite lorsqu’elle a perdu la sienne. La mort d’un parent est un vrai traumatisme pour un enfant, dans mon cas de mon père. Je ne sais pas ce que cet événement a entrainé pour moi, ce qu’il m’a donné et ce qu’il m’a fait perdre, dans le sens de ma sensibilité, de ma façon de voir le monde, de formation de ma personnalité, de mon caractère.

Pour un garçon, la perte du père à l’âge où il entre en adolescence est très signifiante. Bien entendu, pour chaque être, ce sentiment est différent. Certains le ressentent de façon douloureuse, d’autres moins. Moi, j’ai vécu de façon très forte le fait que le destin m’ait pris ces quelques années que je pouvais passer avec mon père. Qu’en était-il avec Joseph et la perte de sa mère ? Je pense que ce que j’ai rappelé tout à l’heure, ses paroles, lorsqu’il a dit qu’il n’avait jamais éprouvé de mal de la part de personne, lui ont permis de vivre cette expérience douloureuse. A ce moment important, il était entouré de ses sœurs, de personnes bienveillantes. Et il est resté un homme bon jusqu’à la fin de sa vie: bienveillant, intelligent, sensible. La génétique existe:  nous avons telle ou telle couleur d’yeux, de cheveux, mais la sensibilité génétique existe aussi. Et si elle n’est pas compromise, détruite par les facteurs extérieurs, elle demeure. Comme sa bonté, par exemple. Il était capable de pleurer lorsqu’il parlait de Starobielsk. Jusqu’à la fin de sa vie, il a gardé l’enfant qui existait en lui. Il avait une sensibilité enfantine jusqu’à la fin. Il a été élevé par des femmes bommes et sensibles.

– J’adore la peinture de Czapski. Je ne suis pas un critique de l’art. Je ne sais pas si c’est de la grande peinture – je ne voudrais pas en discuter. J’aime cette peinture. Czapski, est pour moi prodigieux dans sa totalité. Son rapport à la peinture, son rapport au travail est pour moi génial. J’adore ses paysages. Par exemple celui qui se trouve dans le Pavillon – ce merveilleux paysage provençal.

Le centre parisien des Pères Pallotins (Centre du Dialogue, 23 rue Surcouf, Paris) , fondé en 1973 par le père Józef Sadzik était aussi un  endroit extrêmement important pour la culture. Le peintre Jan Lebenstein y a créé le célèbre vitrail « L’Apocalypse », et Alina Szapocznikow a offert sa sculpture, « La tête du Christ ».

-Oui, c’est un endroit d’une grande importance. Je m’y suis rendu souvent, lors des rencontres des écrivains et des poètes. Le Prix Nobel Czesław Miłosz y avait ses soirées, il y avait aussi le poète Zbigniew Herbert, également Lech Walesa. J’ai également assisté chez les Pallotins à des rencontres qui avaient un  caractère plus privé. Je n’ai pas connu le père Józef Sadzik, qui est mort en 1980. Mais je me suis lié d’amitié avec le père Zenon Modzelewski, qui après la mort du père Sadzik était directeur du Centre. Il était aidé par l’inestimable Danuta Szumska. Le Centre était témoin de nombreuses rencontres et de discussions intéressantes.

Wojciech Pszoniak est un acteur polonais né le 2 mai 1942 à Lwów en Pologne occupée (aujourd’hui Lviv en Ukraine), et mort le 19 octobre 2020 à Varsovie. Il fuit la Pologne et le régime du général Jaruzelski et s’installe en France. Il apparaît dans plusieurs films d’Andrzej Wajda: Les Noces (1973), La Terre de la grande promesse (1974), Danton (1983), Korczak (1990). En France il a travaillé avec Claude Régy, Jacque Nichet…
1977: Les gens déraisonnables sont en voie de disparition de Peter Handke, mise en scène Claude Régy, Maison de la Culture de Nanterre
1980: Ils ont déjà occupé la villa voisine de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, mise en scène Andrzej Wajda, Maison de la Culture de Nanterre, Nouveau théâtre de Nice, TNP Villeurbanne
1983: Par les villages de Peter Handke, mise en scène Claude Régy, Théâtre national de Chaillot
1984: Par les villages de Peter Handke, mise en scène Claude Régy, Nouveau théâtre de Nice
1992: Ubu roi d’Alfred Jarry, mise en scène Roland Topor, Théâtre national de Chaillot
1994: Marchands de caoutchouc de Hanoch Levin, mise en scène Jacques Nichet, Théâtre des Treize Vents
1998: L’Atelier de Jean-Claude Grumberg, mise en scène Gildas Bourdet, Théâtre Hébertot
2001: La Boutique au coin de la rue de Miklós László, mise en scène Jean-Jacques Zilbermann, Théâtre Montparnasse.
En 2008, il s’est vu remettre les Insignes françaises d’Officier de l’Ordre National du Mérite.

Elżbieta Skoczek, directeur du Festival Józef Czapski, président de la Fondation SUSEIA, se consacre à l’œuvre de Józef Czapski en étudiant les archives et les mémoires, en recueillant les informations sur les œuvres du peintre (projet: Catalogue raisonné des œuvres de Józef Czapski), et en enregistrant les conversations avec ceux qui l’ont connu. Travaillant à la diffusion de la connaissance du peintre polonais, elle a créé en 2017 le Festival  Józef Czapski, qu’elle dirige depuis.

Traduit du polonais par Krzysztof Błoński

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