Souvenirs de Henryk Woźniakowski

Józef Czapski, dessin, feutre marron, portrait de Henryk

Dominika Kozłowska: Józef Czapski, peintre, écrivain, soldat de l’Armée polonaise, connu pour sa recherche acharnée, pendant la guerre, des traces des officiers polonais „disparus” – en fait, assassinés – à Katyń, puis cocréateur de la revue „Kultura” à Paris, était le frère de votre grand’mère, Róża. Vous avez affirmé un jour que dans le cadre familial, vous avez été confronté très tôt au mythe de l’oncle Czapski.

Henryk Woźniakowski: L’oncle Józio fut pour moi d’abord une légende familiale. Son personnage apparaissait souvent dans les conversations en famille.

Qui était-il pour vous ?

En premier lieu, quelqu’un de proche, un membre de la famille. Czapski écrivait énormément de lettres, surtout à ses sœurs, donc aussi à ma grand-mère, mais également à d’autres membres de la famille. J’ai moi-même bénéficié de quelques lettres de sa part, sans être, à cette époque, conscient de leur valeur ; j’étais agacé par le fait que je n’arrivais pas à les lire moi-même et que je devais demander de déchiffrer son écriture illisible à quelqu’un qui en avait l’expérience. Ses tableaux aussi étaient toujours présents – deux paysages d’avant-guerre chez mes grands-parents, des dessins contenus dans ses lettres. Plus tard, après Octobre 56, lorsque les voyages à l’étranger furent autorisés et par conséquent les rencontres devenues possibles, les tableaux se multipliaient, apportés par mes grands-parents ou mes parents. Aussi, y en avait-il beaucoup dans les deux maisons.

Je crois que l’un des traits principaux du caractère de Czapski était le besoin de partager ce qu’il considérait comme précieux et valable. Cela se ressent dans ses lettres, il y raconte les visites de ses amis, ses réflexions de peintre, ses visites d’expositions, ses lectures – toute sa correspondance était comme un second volet des notes quotidiennes dans son journal. Mais il ne partageait pas exclusivement par écrit. Lors de ma première visite en France en 1966, quand, jeune lycéen, je me suis présenté à Maisons-Laffitte, l’oncle Józio avait 70 ans et toutes ses forces. Il me demandait à quoi je m’intéressais et très vite il sut que je rêvais d’un vélomoteur. Dans la Pologne de l’époque, je ne pouvais qu’en rêver, il ne pouvait être question de telles extravagances, j’avais péniblement réussi à acquérir un vélo d’occasion. Or, l’oncle Józio avait l’habitude de circuler en vélomoteur entre Maisons-Laffitte et Paris où il se glissait aisément entre les voitures. De plus, il en avait deux : l’un neuf et l’autre assez vieux, mais en état de marche. Aussitôt nous enfourchâmes ces véhicules pour aller à Malmaison. Je ne sais pas pourquoi il avait choisi cette destination, peut-être dans un but didactique ; en tout cas je me souviens de sa description passionnée de la triste histoire de Napoléon et Joséphine.

Il m’avait alors consacré énormément de temps : bien entendu, il m’avait emmené au Louvre et montré ses œuvres préférées – les natures mortes hollandaises, Francisco de Zurbarán, Jean Chardin. A Maisons-Laffitte il m’expliquait ses propres tableaux et me demandait mon opinion à leur sujet. J’en étais assez gêné : par convenance, je pensais qu’ils devaient me plaire, mais ce n’était pas toujours le cas, je ne comprenais pas tout, je ne voulais ni mentir, ni faire de la peine à mon oncle, aussi je ne disais presque rien. Bien sûr c’était la solution la plus stupide, car mon oncle était précisément curieux de ma réaction spontanée, celle du „troglodyte ébloui et effrayé”, pour employer sa formule préférée d’Emile Cioran.

Au cours de l’une de mes visites successives, il a voulu m’expliquer la nature de ses tableaux et des illuminations de peintre qui s’y rapportaient: saisissant sur l’étagère un tome de Hugo von Hofmannsthal, il me fit, très ému, la lecture d’une lettre de Lord Chandos à Francis Bacon, qu’il traduisait à vue – de l’allemand ou du français, je ne sais plus.  Il s’agissait de ces passages où Philip Chandos rend compte à Bacon de ses expériences de subite plénitude, de complétude, d’harmonie universelle et de sentiments les plus profonds face à des objets les plus simples : d’un arrosoir renversé, d’un pommier tors où d’un paysage apparemment banal.

Comment, jeune garçon, avez-vous vécu ces rencontres ?

Cette communion intellectuelle et émotionnelle avec Czapski – ou plus exactement la réception de son influence – était quelque chose de merveilleux. Emotionnelle – car il était évident qu’il était littéralement porté par ses pensées. Ce qu’il tirait de ses lectures ou de la peinture et qu’il considérait comme sien devenait une partie de lui-même : ce n’était jamais une science ou une opinion „par acquisition”, mais son existence même. Simultanément, cette émotivité, à la limite de l’exaltation, était contrôlée par une capacité d’auto-ironie délicate, subtile et aiguë. Un cocktail extraordinaire.

Tout interlocuteur de Czapski recevait authentiquement quelque chose de lui, devenait soudain plus sensible, plus sage, plus intelligent – et c’était bien plus qu’une impression passagère, il en restait dans l’esprit une trace permanente. Czapski était fabuleusement généreux dans le don de soi, en tout cas à ceux qui lui étaient proches. Tous ses amis écrivains le confirment, Adam Zagajewski, Wojciech Karpiński, mon père, Constantin Jeleński, Richard Aeschlimann et bien d’autres. Il était tout aussi généreux vis-à-vis des plus humbles membres de sa famille, mes expériences avec lui ne différaient pas de celles de nombreux neveux et nièces. Certes, il ne se consacrait pas également à chacun, il fallait qu’il ressente une certaine compréhension, une proximité ; il ne supportait pas les artifices, la pose, la prétention, les snobismes intellectuels construits sur le vide. Ça ne passait pas. Mais dès qu’une „chimie” apparaissait, il devenait le plus merveilleux des interlocuteurs qu’on puisse imaginer, capable de franchir, le plus naturellement du monde, les barrières des générations, de l’éducation, sans parler de celles de l’expérience vécue.

Au total, je n’ai finalement passé relativement que peu de temps avec lui au cours des ans, et pourtant j’ai l’impression qu’il m’a beaucoup appris. Il a sûrement eu une influence décisive sur mes goûts artistiques et la façon de percevoir la peinture ; mais aussi sur une certaine manière de voir les choses. Souvent, quand je regarde un paysage, une silhouette, des objets, je me dis : c’est comme sorti de l’un de ses tableaux. Il aurait voulu peindre cela.  Evidemment cette volonté de communiquer et de partager avec les autres entrait parfois en conflit avec son besoin de solitude, de contemplation, avec son désir avide de lecture et le temps nécessaire à son travail d’écrivain et surtout – de peintre. Il évoque cela dans son journal. Car c’est bien la peinture qui était sa vocation, sa voie, son amour et sa souffrance, sa source de satisfaction et de frustration, alors que durant toute sa vie il devait s’en éloigner à cause d’autres obligations. Dans sa jeunesse, son engagement militaire avait retardé le début de ses études. Plus tard, au cours de l’épisode du Comité de Paris et pendant les quelques années qui suivirent, il cherchait sa voie artistique, en se rapprochant de plus en plus du langage pictural souhaité. Une fois encore, la guerre a interrompu ce travail : en captivité sur „la terre inhumaine” et pendant plusieurs années de suite il n’avait plus manié le pinceau. Il recherchait les traces de ses compagnons assassinés à Katyń et Miednoïe, il s’occupait de culture et d’éducation au sein de l’armée, contribuait à la création de „Kultura” et sillonnait le monde en collectant les fonds nécessaires, témoignait sur le crime de Katyń, créait une université pour les émigrés, écrivait, donnait des conférences. Ce n’est que vers la fin des années 50 qu’il put revenir à la peinture. Après tant d’années et la perte de presque toutes ses œuvres, il fallait pratiquement recommencer à zéro. Puis, dans sa vieillesse, ayant atteint une authentique maturité et affermi sa réputation – car ses œuvres étaient appréciées, exposées et collectionnées alors que son art se frayait un chemin original, indépendant des modes et courants – il commençait à perdre la vue. Ce fut pour lui un drame personnel supplémentaire, auquel il faisait face avec courage, redoublant de créativité.

[…]

Au cours de sa vie, Czapski a vécu plusieurs moments d’éblouissement qui ont marqué les étapes de son développement spirituel. Brzozowski lui a ouvert les yeux sur Norwid, lequel a libéré Czapski de ses précédentes fascinations romantiques. Dès lors, Czapski professait une polonité consciente de ses défauts et faiblesses, capable d’autocritique pour atteindre les valeurs les plus fondamentales : une polonité capable de se remettre en cause et par conséquent de se raffermir.

henryk Wozniakowski parle de Czapski. Il est assis sur le fond des livres. photographie couleur
Henryk Woźniakowski

Quels étaient ces autres moments d’éblouissement ?

Dans sa jeunesse, il fut surtout influencé par la culture russe, notamment Léon Tolstoï. Comme moraliste, éthiquement et socialement radical, prônant le principe de ne pas s’opposer au mal par la violence, Tolstoï a marqué Czapski pendant ses études au lycée de Saint-Pétersbourg. Czapski a eu de nombreux moments d’éblouissement littéraire : à la lecture des Russes – à part Tolstoï, surtout Dostoïevski, Rozanov, puis les poètes Alexandre Blok, Anna Akhmatova; des Polonais – Stefan Żeromski, les poètes, particulièrement Czesław Miłosz ; des Français – principalement Marcel Proust, qui l’accompagnait toute sa vie et qui était son maître du style, mais aussi de l’observation psychologique et du devoir qui incombe à l’art et à l’artiste nécessairement subordonné à son œuvre; Simone Weil, qui le fascinait et qu’il querellait; Antoine de Saint-Exupéry; les écrivains spirituels, surtout Georges Bernanos. Ce ne sont que quelques exemples, je ne sais s’ils sont les plus importants.

Ces moments d’éblouissement venaient de la littérature, mais aussi de la peinture.

Naturellement : en dehors des anciens maîtres que j’ai évoqués, il faut citer l’œuvre des peintres dont il puisait directement, comme Paul Cézanne, Pierre Bonnard, Claude Monet ou Henri Matisse. Et ceux qui étaient à peu près ses contemporains – Chaïm Soutine, Nicolas de Staël ou Georges Braque. Mais les plus importants de ces éblouissements étaient ceux qui lui étaient propres, précisément comme dans l’œuvre citée de Hoffmansthal. Un éclair subit, extrêmement intensif, relié à une impression de vérité et de plénitude, qui appelle et oblige – chez Czapski d’abord à une note picturale, un croquis dans son carnet ou son journal – puis à la transposition de cette vision sur la toile. Cette méthode créative – sit venia verbo – implique des hésitations et des doutes, car la réalisation n’atteint jamais le premier ressenti.

Je pense que l’exceptionnelle capacité d’ouverture de Czapski, sa curiosité du monde et des gens, insatiable dans sa fraîcheur enfantine, résultait précisément de ces éblouissements.

De quelle façon l’expérience de la vie de Czapski, et en particulier sa captivité dans les camps soviétiques en 1939-1941, a-t-elle influencé son regard sur la Russie et les Russes ?

Czapski était en contact avec les Russes depuis son enfance. Dans le cadre familial, ces contacts étaient assez intenses, mais les Russes appartenant à son milieu parlaient plutôt français, ou parfois allemand. Chez les Czapski, à Przyłuki, on parlait surtout en polonais, bien que d’autres langues fussent aussi en usage ; cependant le russe était perçu par les enfants comme une langue vulgaire, propre aux commis et aux petits fonctionnaires que le père recevait dans le vestibule. En fait, ce n’est qu’au lycée que Czapski a découvert la littérature russe dans l’original, et à travers elle cette espèce de chaleur émotionnelle, de tempérament qui lui était proche. Plus tard, il se souvenait qu’à la première lecture de „La sonate à Kreutzer” de Tolstoï, il était couvert de sueur, tellement impressionné qu’il en a attrapé la fièvre. C’est ce qui s’appelle plonger dans la littérature !

La Russie est un pays de destinées difficiles. Ce genre de destinée, qui imprime sa marque sur le caractère des hommes, a fait que la Russie et ses habitants sont devenus, pour Czapski, si proches. Malgré les barrières de classe et de fortune il percevait clairement la misère et la souffrance et en était profondément affecté : on le constate dans ses descriptions des masses anarchiques de soldats dont Saint Pétersbourg était remplie après la Révolution de février et plus encore dans ses observations de „la terre inhumaine” qu’il parcourait, missionné par le général Anders. La misère, la peur viscérale et omniprésente – et malgré cela, scrupuleusement notés par Czapski, des témoignages de charité, de compassion, d’humanité, même parmi les plus opprimés.

Comment évaluez-vous aujourd’hui le rôle du livre de Czapski „Terre inhumaine” ?

Il a d’abord partagé le sort de plusieurs autres livres d’auteurs émigrés. Certes, il était relativement bien connu de ceux qui se consacraient a Katyń et qui tenaient à établir la vérité sur ce crime. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage, tiré d’un poème de Stanisław Baliński, est devenu une locution présente dans le polonais contemporain. Mais peu de gens savent que ce livre n’était pas publiable en France, à cause d’une autocensure générale. Dans les années quarante, les communistes faisaient partie du gouvernement. Or, ils étaient couverts de gloire pour leur participation active et réelle dans la Résistance, du moins à partir de l’attaque de Hitler contre l’URSS. Le PCF comptait parmi les partis les plus staliniens, et dans le monde de la culture son influence était encore plus marquée que dans la vie politique. Rares étaient les écrivains ou les intellectuels de notoriété établie, qui n’étaient pas communisants, ou du moins ne se situaient pas franchement à gauche. Raymond Aron, qui était conseiller aux éditions Calmann-Lévy, était l’un d’eux : il avait voulu publier Czapski, que lui recommandait d’ailleurs André Malraux, mais son livre a été jugé trop antistalinien même par cette maison prestigieuse. Finalement, il a paru chez un petit éditeur „réactionnaire”, comme le définissait Czapski lui-même. La presse communiste et de gauche a tenté de passer le livre sous silence, mais elle a échoué, car Mauriac en a publié une critique enthousiaste dans „Le Figaro”. „Terre inhumaine” a été publié en polonais par „Kultura”, mais en Pologne même, le livre n’a pu paraître officiellement qu’après 1989. Avant cette date, il était importé en cachette, puis publié clandestinement – à la grande satisfaction de l’auteur.

A côté d’ouvrages tels qu'”A l’ombre de Katyń” de Stanisław Swianiewicz, „Un monde à part” de Gustaw Herling-Grudziński, „W domu niewoli” („Dans la maison de l’esclavage”) de Beata Obertyńska, „La pensée captive” de  Czesław Miłosz ainsi que ses entretiens avec Aleksander Wat, le livre de Czapski dévoilait la vérité du système soviétique, vécue par un témoin oculaire, et analysait le totalitarisme non pas du point de vue théorique, mais sur la base de l’expérience vécue retransmise dans une forme tant artistique qu’intellectuelle. Ces livres étaient devenus fondamentaux pour les initiés. On les lisait, on se les passait de main en main ; c’est pourquoi ils suscitaient tant de haine de la part du régime. Jusqu’à la parution des œuvres d’Alexandre Soljenitsyne, ils constituaient la condamnation la plus convaincante du communisme. S’il est vrai que le totalitarisme reste toujours un danger, ces livres constituent encore aujourd’hui une sorte d’antidote. L’œuvre de Czapski est, de plus, une formidable leçon de survie spirituelle dans les pires conditions : il ne s’est pas laissé briser, ni dominer par la haine.

 

Extrait, Une conversation entre Dorota Kozłowska et Henryk Woźniakowski.

Henryk Woźniakowski (né. 1949), petit-fils de la sœur de Józef Czapski, Róża Plater-Zyberk. Éditeur (Président de la maison d’édition Znak). Traducteur.

Fondation SUSEIA s’engage à respecter votre vie privée et nous comprenons qu’il est important de protéger les données personnelles des personnes et d’appliquer des normes éthiques et légales strictes dans le traitement de ces données.
Skip to content