Dans le pays où j’ai grandi, la Pologne communiste d’après guerre, le nom de Czapski était un nom interdit. Longtemps. Comme était interdit le passé d’avant guerre dont il faisait partie. Et quelle partie!
Sa vie, à elle seule, aurait pu remplir plusieurs vies humaines. Dès le début il participe aux évènements constituants de l’histoire de la Pologne.
En 1920, il combat dans l’Armée polonaise contre l’Armée rouge; ce combat avec la victoire de l’Armée polonaise sur les bolchéviques était essentiel pour sauvegarder la souveraineté de l’Etat polonais fraîchement constitué.
Il prend part active à la campagne de septembre 1939, se retrouve aux différents camps de prisonniers après l’entrée de l’Armée bolchévique sur le territoire de Pologne le 17 septembre la même année; il est envoyé par general Anders de l’Armée polonaise constituée sur le territoire de la Russie soviétique après l’attaque d’Hitler, à la recherche des officiers polonais des autres camps soviétiques dont Katyn.
Il est évacué avec l’Armée de Anders de l’Union Soviétique en Iran et fait avec cette Armée tout le chemin qui la mène en Italie pour participer à côté des Alliés aux batailles contre les Allemands, à la dramatique prise de Monte Cassino par le Deuxième corps polonais parmi d’autres.
Et à chaque étape de sa vie Czapski témoigne – en prenant des notes , en dessinant dans les situations où écrire et dessiner paraîssent impossible et inutile. Témoigner devient un des devoirs essentiel de sa vie d’homme. Tel était ce passé dont nous, les jeunes Polonais, ne savions rien ou très peu.
Heureusement l’écran de propagande qui doit dissimuler la réalité pour mettre à sa place des images fausses à outrance n’est jamais parfaitement compact; des fissures s’ouvrent laissant voir les bribes, les fragments d’une autre réalité, inquiétante, tant elle diffère de la fausse réalité de l’écran de propagande.
Pour une enfant qui vit parmi les décombres et les ruines de Varsovie, dans les paysages calcinés comme dans les tableaux d’après guerre de Kiefer, ce monde dévasté est le seul monde possible. Mais peu à peu malgré l’interdit pesant sur tout, les fissures de l’écran de propaganda s’agrandissent – on entend un mot, un nom, les adultes évoquent à voix basse le temps d’avant; ainsi se forme une image incomplète et lointaine du passé d’un pays où l’on vit, une image mythique où les ruines se remplissent d’une vie d’avant. A ce passé interdit, mythique d’avant appartenait la figure, le nom de Józef Czapski.
Alors lorsque je me suis retrouvée, fraichement arrivée en France, en automne 1974 grâce à des amis, dans la Maison de Kultura à la Maisons-Laffitte, c’était comme si j’entrais dans ce passé interdit et mythique qui devenait palpable, se matérialisait subitement devant mes yeux.
Ce dimanche d’automne 1974, le petit salon de Maria Czapska était plein de monde. Maria, Marynia, pour des familiers, sœur de Joseph maintenait la tradition, autant française que polonaise d’avant guerre des salons littéraires, en invitant chez eux, à la Maison de Kultura des amis et des amis d’amis. Garder la tradition, garder vivante la Pologne, cette Pologne décapitée par les communistes était d’ailleurs l’un des buts de ce centre de la politique et de la culture polonaise qu’est devenue cette maison à la Maison Laffitte, la raison même de son existence.
Les discussions ce dimanche, étaient très animées, parmi toutes les têtes, on distinguait la haute silhouette d’un home grand et mince avec une abondante chevelure blanche – c’était Joseph. Il parlait passionnément, peut-être avec Philippe Ariès, qui, comme j’ai appris plus tard, était parmi des invités. Ce jour-là avec Joseph nous avons échangé quelques mots seulement. J’ai parlé surtout avec Marynia.
Mais le lendemain matin le téléphone a sonné:
– Bonjour, c’est Joseph Czapski, vous étiez hier chez nous, nous n’avions pas pu vraiment parler et voilà ma sœur me dit que vous êtes une personne très intéressante. Il faut qu’on se voie pour parler, voulez-vous?
Voilà Joseph, homme mythique de Kultura – direct, allant droit à l’essentiel, curieux de l’autre, faisant fi des convenances!
C’est ainsi qu’on commencé – ma rencontre avec Joseph et l’amitié dont il m’a honoré par la suite. Et nous nous sommes vus – dans un café, lieu de prédilection des rencontres de Joseph; il voulait tout savoir de moi – comment je vis, quand suis-je venue en France et presque… quel est le but de mon existence!
Avec mon ami Philippe D. nous sortions souvent avec Joseph diner dans des restaurants. Joseph aimait beaucoup cette vie parisienne des cafés et des restaurants – le grouillements des gens, le brouhaha des voix; dans ce foisonnement de la vie son œil de peintre prélevait une scène, un cadre, un homme, une femme qui le frappait. Ces scènes de vie étaient la source d’inspiration de ses nombreux tableaux.
Une autre source d’inspiration était pour Joseph la scène de théâtre, pas tellement éloignée de la scène de vie car l’Homme y occupe toujours la place centrale et c’est sur lui que se concentrait l’attention de Joseph.
Lorsque j’ai commencé à travailler au théâtre, j’invitais Joseph à venir voir les spectacles. Il est ainsi venu voir « la Poule d’eau » de Witkacy au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers en 1980 et il a peint la fameuse scène avec la poule d’eau étendue nue sur le plateau.
En 1980, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, Antoine Vitez mettait en scène « le Révizor » de Gogol, nous sommes allés voir ensemble la générale. Après le spectacle nous sommes passés dans les loges pour saluer Antoine et les acteurs. Comme d’habitude après la première, l’atmosphère y était très chaude et l’excitation généralisée, tout le monde parle, ça bourdonne!
Vitez apparait, il serre la main de Joseph qui lui dit:
– Quand j’ai vu « le Révizor » à Saint Petersburg en 1914….
Ces mots – Saint Petersburg en 1914 – sonnent comme un coup de tonnerre. Le silence se fait, toutes les voix se taisent et toutes les têtes se tournent vers Joseph, les acteurs se précipitent pour voir ce grand monsieur à la chevelure blanche, témoin vivant de l’histoire, l’histoire du théâtre cette fois-ci.
Parmi les acteurs, il y a Pierre Vial qui jouait le Gouverneur. Entre lui et Joseph la discussion s’engage et Pierre demande à Czapski de faire son portrait. Après j’ai eu de temps en temps quelques nouvelles du travail de Joseph sur le portrait de Pierre en Gouverneur. Je suis allée voir le tableau presque achevé- il était sombre, le Gouverneur en son uniforme gris, dans la position symbolique de soumission totale au pouvoir – à genoux. L’essence même de la pièce de Gogol.
Le tableau était prêt pour être livré à Pierre qui, au théâtre, me demandait souvent quand pourra le voir et l’avoir.
Puis un jour Joseph m’appelle – sa voix est méconnaissable, tant il est bouleversé.
-Kasia, me dit-il, c’est une catastrophe, catastrophe! Je me mets presque à trembler en m’attendant au pire, à un Malheur irrémédiable.
Et je ne comprends toujours pas de quoi parle Joseph, il a du mal à m’expliquer, il n’exprime que son bouleversement.
Enfin il me raconte:
– Dimitrijevic est venu hier soir, et tu sais comment il est, il est tombé en admiration devant le portrait du Gouverneur, et il a pris le tableau, il l’a littéralement „enlevé”! Et moi, moi… j’ai oublié que ce tableau était pour Pierre, comment ai-je pu oublier, comment est-ce possible d’oublier, comment est-ce possible!
Je comprends alors son désarroi et je le partage, je ne sais pas quoi dire. La situation est dramatique et on dirait, insoluble. Puis je m’entends dire, oui, je m’entends dire comme si une voix me soufflait la solution.
– Joziu, tout simplement tu vas peindre un deuxième tableau, pareil, peut-être pas tout à fait le même mais ce sera toujours le portrait du Gouverneur joué par Vial!
– Oui, oui – dit Joseph avec la voix qui retrouve son timbre naturel, oui et encore oui, ça parait tellement évident maintenant
Sur la photo: Katarzyna Skansberg et Józef Czapski à Sailly (1983).