Czapski a découvert Marcel Proust pour la première fois en 1924, lors de la publication à Paris des tomes successifs d’A la recherche du temps perdu. Il a commencé à lire Du côté de Guermantes, mais les centaines de pages consacrées à la description de la réception mondaine chez la marquise de Villeparisis l’ont lassé. L’absence d’action et le style compliqué des longues phrases était pour lui une barrière infranchissable. Sa connaissance de la langue littéraire française était cependant encore insuffisante pour qu’il puisse profiter de l’essence même du roman et de sa forme rarissime.
Il laissa donc le roman de côté, n’ayant pas le temps de s’accrocher au texte. Il faut cependant noter que pendant son premiers séjour à Paris avec les capistes, il était le seul à connaitre le français et était en conséquence chargé à vaquer non seulement à ses propres besoins, mais aussi à veiller aux intérêts et aux problèmes administratifs de ses compagnons.
En 1926, Czapski est tombé malade de la fièvre typhoïde. Les séquelles de la maladie l’ont forcé à subir une longue convalescence dans les environs de Londres. chez son oncle Alexandre Mayendorff, L’inaction causée par la maladie l’a amené à ouvrir par hasard le tome Albertine disparue.
« Le dernier tome d’A la recherche du temps perdu devait seulement être publié (…) j’étais condamné à passer un été oisif – se souvient-il – et j’ai pu la lire la totalité de l’œuvre ».
Il a commencé à pénétrer ces thèmes compliqués traités de façon inhabituelle, à se passionner pour ces longues phrases avec leurs digressions infinies, leurs associations les plus diverses.
Il s’est passionné pour le sujet, remuant directement son cœur. Le désespoir, l’inquiétude mortelle de l’amant abandonné après la disparition d’Albertine, toutes les formes de jalousie rétrospective, les souvenirs douloureux, les recherches passionnées et la profonde perspicacité psychologique de l’auteur l’ont émerveillé. Avec le temps, il a découvert dans cette écriture les instruments d’analyse psychologique et la nouveauté de l’univers poétique.
Fasciné, il a commencé à recueillir des informations sur l’auteur, à découvrir son œuvre. Cette recherche s’est terminée par la publication en janvier 1928 d’un essai intitulé « Marcel Proust » dans la revue « Przegląd Współczesny ». Cet aveu de sa passion était un hommage à l’auteur, encore inconnu en Pologne du grand public. Czapski était lui-même un des rares en Pologne à avoir lu la totalité d’A la recherche du temps perdu, puisque les deux derniers tomes du roman de Proust, intitulés « Le temps retrouvé » ont été publiés en France à la fin de 1927. Czapski avait l’intention de présenter au lecteur polonais l’écrivain et son œuvre avec des citations, mais aussi les commentaires des plus grands écrivains contemporains.
Czapski a puisé toutes les circonstances et les détails de la vie de Proust du livre de Léon Pierre Quint « Marcel Proust », mais aussi des esquisses incluses dans « Hommage à Marcel Proust ». Certains événements lui ont été communiqués par des personnes ayant connu Proust personnellement, comme Philippe Soupault, François Mauriac ou Daniel Halévy.
Dans son essai, Czapski a entrepris une tentative d’analyse du style de Proust, qui selon lui correspond strictement à la construction psychiques de l’écrivain.
La biographie de Czapski offre un exemple vivant de son admiration pour l’œuvre de Proust, exemple datant de son séjour dans le camp de prisonniers soviétique de Griazowiec. Après maintes interventions auprès des autorités du camp, les prisonniers reçurent la permission d’organiser des rencontres pendant lesquelles ils pourraient suivre des cours et des conférences. Il fallait néanmoins déposer à l’avance leurs textes et les soumettre à la censure. Lors de ces conférences, les intervenants parlaient de ce dont ils se souvenaient le mieux et de ce qui pour eux était le plus important. Czapski a présenté une série de conférences sur la peinture polonaise et la littérature française. Sous les portraits de Marx, d’Engels et de Lénine, les prisonniers fatigués par leur travail dans le froid écoutaient Czapski parlant de l’écrivain français. Dans certains cours, prononcés en français dans le cadre de « leçons de conversation française », Czapski abordait la genèse de la création d’A la recherche du temps perdu. Il parlait de la forme du livre, de sa subtile matière intérieure. Les prisonniers avaient devant leurs yeux les personnages de Swann, d’Odette, de Bergotte, de la duchesse de Guermantes…Dans ces conditions inhumaines, Czapski évoquait les choses les plus importantes: les questions de foi, de fidélité, du passage du temps; il attirait aussi l’attention sur ce qui était pour Proust le plus important: l’essence du vécu liée avec la mémoire – une mémoire involontaire, qui remonte à la surface dans les situations les plus inattendues, mais permet de faire face aux circonstances extrêmes.
La passion et la souffrance étaient pour Proust des compagnes inséparables. C’est d’elles que parlait le conférencier lorsque les yeux des prisonniers suivaient avec attention chaque mouvement de ses lèvres. C’est l’unique conférence qui ait survécu aux désastres de la guerre. Pour la présenter aux autorités du camp, Czapski l’a dictée à ses camarades les plus proches, J. Kohn et W. Cichy. Dans le réfectoire misérable et puant le chou qui constituait la cantine des prisonniers, ce sont eux qui ont scrupuleusement noté ses paroles. Ces conférences ont permis à Czapski de pénétrer les profondeurs de la « mémoire involontaire » proustienne, agrandie par l’éloignement des livres, des journaux, des menues impressions intellectuelles. Eloigné de tout ce qui pouvait lui rappeler ce monde, le menu souvenir qu’il avait de l’écrivain croissait constamment en lui, souvent indépendamment de sa volonté.
Une petite bibliothèque permettait aux prisonniers de Griazowiec de dérouiller leur esprit. A côté des classiques russes, il y avait entre autres des romans français: beaucoup de Balzac (Marx estimait beaucoup La comédie humaine !), et aussi L’Education sentimentale de Flaubert avec une préface intéressante traçant une image de l’époque. Ces livres ont permis à Czapski de survivre et de stimuler cette « mémoire involontaire ».
Czapski était fasciné par Proust au point de rechercher des contacts avec ceux qui avaient connu l’écrivain personnellement. Mauriac, Halévy, Loche Radziwill et Jean Louis Vaudoyer – probablement auteur de la dernière photo du romancier sur la terrasse du Jeu de Paume avant l’exposition de Vermeer – comptaient parmi les amis de Proust.
L’auteur de Terre Inhumaine découvrait aussi la vie de l’écrivain à l’aide de portraits dessinés avec des paroles, comme celui tracé de la plume de Charles du Bos.
Józef Czapski a également rencontré Tadeusz Boy-Żeleński (traducteur de Proust en polonais), avec lequel il a discuté de la première moitié de la traduction d’ A la recherche du temps perdu.
L’aventure de Czapski avec Proust a duré toute sa vie. L’écrivain français lui a enseigné la sensibilité, la vigilance et la responsabilité. Il éclairait ses journées lorsqu’il lui parlait avec son œuvre. Inconsciemment, il a influencé son style d’écriture. Dans ses essais, ses articles, son journal, Czapski utilisait des phrases géantes, parfois interminables pour un lecteur non averti. Bien entendu, elles côtoient des phrases plus courtes, saccadées, prenant parfois la forme de phrases nominales.
Pendant toute sa vie Czapski a écrit son journal. Ses notes personnelles sont parfois suscitées par des stimulus ou des références lointaines, comme le rappel d’un goût déjà révolu.
Auteur: Elżbieta Skoczek directrice du Festival Józef Czapski, président de la Fondation SUSEIA, se consacre à l’œuvre de Józef Czapski en étudiant les archives et les mémoires, en recueillant les informations sur les œuvres du peintre (projet: Catalogue raisonné des œuvres de Józef Czapski), et en enregistrant les conversations avec ceux qui l’ont connu. Travaillant à la diffusion de la connaissance du peintre polonais, elle a créé en 2017 le Festival Józef Czapski, qu’elle dirige depuis.
Sur la photo: Marcel Proust : Portrait par Jacques-Émile Blanche, 1892.