Je me souviens de mes premières années à l’Académie de Cracovie. Mes collègues vénéraient déjà Cézanne, bien que certains se soient intéressés à l’abstraction et aient admiré non seulement Picasso, mais même Léger. Je regardais Cézanne, à la bibliothèque de l’Académie, dans un grand livre avec des reproductions en noir et blanc et ne comprenais rien à sa peinture.
– Józef Czapski, Śmierć Cézanne’a [La mort de Cézanne], Kultura 1985, 6/453, p. 109.
La période que le jeune Polonais passe à Paris en compagnie des Kapistes, plongé dans l’effervescence de la vie artistique de la capitale française, portera ses fruits sous différentes formes. Non seulement influencera-t-elle sa peinture, mais aussi transformera-t-elle profondément sa façon de penser l’art.
A Paris, Czapski suit les recommandations de son professeur, Pankiewicz, et visite régulièrement des galeries d’art, des musées, en particulier le Louvre où il effectue même des copies de tableaux anciens. Son intérêt se porte aussi pour l’impressionnisme, notamment pour Renoir, et pour le postimpressionnisme. C’est alors que se forgent ses préférences picturales : du Polonais Aleksander Gierymski, à Bonnard et Soutine, en passant par Cézanne pour qui il voue un vrai culte, pour ne citer que les artistes les plus importants. Doté d’un double talent : plastique et littéraire, Czapski est l’un des rares peintres qui sait parler de la peinture, la traduire en paroles. C’est à Cézanne, son idole, qu’il consacra ses plus profondes réflexions.
Entamée lors de son séjour à Paris, sa collaboration avec la presse polonaise s’intensifie après son retour en Pologne en 1931. Il contribue à plusieurs titres, et notamment à un hebdomadaire de l’intelligentsia libérale « Wiadomości Literackie » [Les Nouvelles littéraires], l’un des plus importants périodiques de la Pologne d’entre-deux-guerres. Czapski y publie des critiques des expositions des artistes contemporains, dont ses amis Kapistes (par ex. Wystawa Tytusa Czyżewskiego [L’exposition de Tytus Czyzewski], au n° 51 en 1932) ou plus anciens (comme celle de Władysław Podkowiński, au n° 44 en 1932) et des réflexions à caractère général sur l’art polonais (par ex. Emancypacja sztuki polskiej [L’émancipation de l’art polonais], au n° 6 en 1934). C’est là où paraît également son premier texte fondamental consacré à Cézanne, intitulé Rewolucja Cézanne’a [La révolution cézanienne, n° 16, 1934].
Czapski publie également dans les colonnes de Głos Plastyków [La Voix des artistes], une revue illustrée dédiée aux arts plastiques, fondée par l’Union des artistes plasticiens à Cracovie en 1930, et considérée parfois comme un organe des Kapistes.
En 1936, plusieurs expositions et publications célèbrent le trentième anniversaire de la mort de Cézanne. Głos Plastyków lui consacre un numéro spécial quelques mois plus tard, en 1937. Czapski y publie un compte rendu du livre d’un jeune historien de l’art John Rewald, Cézanne et Zola (Paris, 1936). La même année paraît son deuxième texte essentiel, dédié au Maître d’Aix, O Cézannie i świadomości malarskiej (Varsovie 1937) [Cézanne et la conscience picturale].
En 1952, il consacre un bel essai au dessin de Cézanne, dédicacé au jeune peintre Jean Colin. A l’âge de 89 ans, il parle pour l’une des dernières fois de l’idole incontestable des Kapistes dans un article intitulé Śmierć Cézanne’a [La mort de Cézanne] paru dans les colonnes de Kultura. Il n’hésite pas à y employer le mot « culte » par rapport au sentiment que ces jeunes artistes polonais avaient pour le peintre dont l’art évoluait à la marge de celui de ses amis impressionnistes. Czapski semble obsédé par Cézanne qui devient la référence à laquelle il compare tous les peintres. S’il parle d’Aleksander Gierymski, de Jozef Pankiewicz, d’André Derain, de Raoul Dufy, de Jan Cybis, d’Anselm Kiefer ou d’autres, son regard sur la peinture passe toujours par le génie aixois.
Qu’y a-t-il donc de si important et si exceptionnel dans la peinture de celui que Czapski considérait comme « le père de la peinture moderne » ? Selon lui, l’œuvre de ce génie a fécondé une quantité impressionnante de tendances et de talents, en commençant par Van Gogh et Gauguin, jusqu’au fauvisme, cubisme, postimpressionnisme, des peintres dits « de l’Ecole de Paris », et sur le la scène polonaise, de Pankiewicz et des Kapistes en particulier. Il croit aussi à son influence salutaire sur la peinture polonaise. Czapski apprécie particulièrement sa thèse principale de faire « du Poussin sur nature », sa quête de la complexité (qui est en même temps la plénitude) du tableau qui serait le résultat de l’étude de la nature avec le sens classique de la composition. Il souligne le fait que Cézanne a consacré toute sa vie à unir les acquis des impressionnistes à la grande tradition classique. Et il explique sa méthode de travail, toujours sur le motif, fondée sur la simplification des formes existantes dans la nature à des formes géométriques de base. Czapski, qui s’exprime en tant que peintre et non pas critique d’art, considère que le plus révolutionnaire chez Cézanne fut de fusionner consciemment le dessin avec la couleur et de donner à la couleur la primauté dans la composition du tableau.
Le Polonais admire l’honnêteté, l’effort, voir même le supplice, avec lesquels Cézanne travaille sur chacune de ses œuvres, la perfection dans la pose de chaque tache de couleur, et son perpétuelle insatisfaction des résultats obtenus.
La peinture de Czapski reflète-t-elle ce culte pour son idole? Une question complexe ! Certainement, il fut l’héritier de son attitude morale envers l’art, dans son dévouement total, l’humilité et la capacité à toujours tout recommencer à zéro.
Ewa Bobrowska