Józef Czapski a eu l’occasion de rencontrer deux fois André Malraux dans les années 1930, dans le salon de Daniel Halévy. Malraux revenait alors de Chine par Moscou. Czapski parle de ces rencontres dans l’essai consacré aux «Voix du silence ».
A partir de cette époque, ils se voient souvent. Malraux soutient Czapski dans plusieurs projets, d’abord comme ministre de l’information du gouvernement de de Gaulle dans les années 1945-1946, puis comme ministre de la culture de 1959 à 1969. On peut retrouver des traces de cette coopération dans les archives (les lettres de Malraux à Czapski) au Musée National de Cracovie et dans le site parisien de la revue « Kultura » (91, avenue de Poissy, Le Mesnil-le-Roi).
Après la 2e Guerre Mondiale, lorsque Czapski arrive à Paris, il rend visite à Malraux et y est reçu avec bienveillance. Malraux lui demande de parler de la Russie soviétique. Le peintre polonais souligne qu’il a été accueilli par Malraux comme un ami de longue date et que celui-ci s’est personnellement engagé dans l’édition du livre de Czapski « Terre inhumaine ».
Dans les années 1950, Malraux commande à Czapski un portrait (un dessin) pour le journal espagnol « Quadernos ». A cette occasion, le peintre passe des heures dans son appartement. Il parle de cette rencontre – pour lui très importante – dans une lettre adressée à son ami d’Amiens, le peintre Jean Colin. Il y mentionne leur conversation, axée sur la peinture, admire la justesse des propos de Malraux et le fait d’avoir rencontré un orateur brillant.
Czapski se fascinait pour Simone Weil, pour la personne et ce qu’elle écrivait. Malraux non seulement ne partageait pas son enthousiasme, mais avait une opinion tout à fait différente: il estimait qu’elle était incompétente et qu’elle manquait de talent.
« Il était toujours très occupé et me recevait dans son bureau. J’étais celui qui lui demandait toujours quelque chose. Mais il était toujours prêt à aider. Je n’étais pas le seul: il aidait beaucoup de gens » – rapporte Czapski dans son entretien avec Andrzej Mietkowski.
En 1946, dans l’article « Deux revues » – qui compare les revues « Verve » et « Głos Plastyków » – Czapski mentionne l’annonce de la parution de « La Psychologie de l’art » (1947) de Malraux. Il y souligne l’importance du postulat de Malraux qui réclame d’élargir les horizons des chercheurs en généralisant l’utilisation les reproductions en couleurs.
Lorsque Czapski se rend en Amérique du Sud (en 1950), Malraux lui donne une lettre de recommandation.
Comme le note dans son journal l’ami de Czapski Jean Colin, Malraux visite en 1952 l’exposition des œuvres de Czapski, et en 1958, il a un entretien important avec lui, pendant lequel il lui pose la question: « Pourquoi peignez-vous ? ». Le peintre polonais répond, en citant Simone Weil: « Faute de mieux. C’est meilleur que la mystique – c’est une voie directe (…) La peinture est une contemplation, une vision, une « sur-naturalité dégradée ».
Grâce à l’intervention de Malraux, l’équipe de « Kultura » reçut en 1954 la permission d’acheter la maison située au 91, avenue de Poissy, à Le Mesnil-le-Roi (il s’agissait du site des éditions polonaises de l’Institut Littéraire).
La loi française ne permettait pas à cette époque d’acheter des biens immobiliers aux étrangers. Malraux s’est adressé sur la demande de Czapski aux autorités compétentes et grâce à lui, Jerzy Giedroyc et ses collaborateurs purent s’installer dans la maison et y mener leur activité. Lorsque les communistes demandèrent de supprimer l’Institut Littéraire (éditeur de la revue polonaise « Kultura »), les revendications du premier secrétaire du Parti Communiste polonais furent rejetées grâce à l’intervention de Malraux, qui écrivit en 1954 une lettre de soutien pour la revue polonaise et obtint l’approbation de Charles de Gaulle.
Maciej Morawski se souvient d’avoir raccompagné Józef Czapski à la porte du célèbre restaurant parisien Lasserre, où celui-ci était invité par André Malraux. « Il avait écrit une petite note, pour parler avec ce ministre de la culture du général de Gaulle de plusieurs affaires importantes. Joseph était agacé lorsque je parlais du « ministre Malraux ». Il soulignait: « Les ministres sont innombrables, et Malraux et un écrivain et un intellectuel de la plus haute classe».
Czapski (1896–1993) et Malraux (1901–1977) appartenaient à la même génération. L’artiste et le soldat polonais et l’écrivain et l’homme politique français se sont rencontrés aux moments névralgiques de l’histoire récente de l’Europe. Le contact personnel a permis à Czapski de mieux comprendre les idées de Malraux, particulièrement son polythéisme esthétique et sa conception du « musée imaginaire ». Czapski admirait son charisme, l’homme qui avait été actif durant toute sa vie, qui avait lutté pour l’Espagne républicaine, puis, plus tard pour la France, le critique brillant capable d’imposer aux artistes contemporains et aux destinataires de leur art son propre canon de l’art. Andrzej Jarosz estime que Czapski voyait également en lui « le symbole de la vertu française».
Czapski lisait et relisait ses livres pendant des années, avec une prédilection pour «La voix du silence», où l’auteur détruit les étampes d’une esthétique uniforme. Le peintre polonais appréciait particulièrement ses réflexions sur l’art, mais n’était pas prêt à accepter certaines transformations en fiction de la réalité. Il n’était pas d’accord, par exemple, lorsque Malraux estimait que « l’écrivain à le droit de blaguer »: Czapski estimait que l’on a pas le droit, lorsqu’on écrit un livre consacré à quelqu’un, de lui attribuer ses propres propos.
En effet, dans son livre sur de Gaulle, Malraux lui avait attribué une histoire sur les officiers déportés en Sibérie – qui étaient affamés, n’ayant presque à manger. Cependant leurs épouses pouvaient leur rendre visite une fois par semaine. Elles auraient couvert leurs corps de farine mouillée, et les hommes à genoux se nourrissaient avec cette farine. Bien qu’elles fussent nues comme Niobé, la sexualité passait au second plan à des moments pareils. Czapski se demandait d’où Malraux avait sorti cette fable, ces bêtises.
Et il a trouvé. Il s’agit d’une description altérée puisée dans le roman de l’écrivain polonais Gustaw Herling-Grudziński. A cause de cette histoire, beaucoup de lecteurs se demandaient si Czapski n’était pas devenu fou.
«Malraux a raconté des bêtises» – rapportait Czapski dans un entretien avec Andrzej Mietkowski. Malgré ces petites divergences d’opinion, Malraux et Czapski avaient beaucoup d’estime l’un pour l’autre et sont restés amis jusqu’à la fin de leur vie.
En 1977, après la mort de Malraux, Czapski a publié dans « Kultura » un essai – souvenir. Il y a tracé le portrait d’un homme qui lui était proche malgré certaines différences ; peut-être même à cause de ces différences…
« Malgré tout ce que je n’arrivais pas à accepter en lui: cette volubilité non maitrisée, de plus en plus fiévreuse, cette mythologisation incessante de tous ses écrits et de ce dont il parlait, je me pose tout le temps la question qui était cet homme aux idées géniales et fulgurantes, cet homme d’une grande générosité qui avait participé à tous les chocs historiques de notre époque, qui pensait constamment à ce qui se passait dans le monde, le décrivait, qui avait tant écrit sur l’art et la culture de toutes les époques en les rendant plus proches. Mais peut-être ce qui était le plus important dans cet homme, c’est qu’il savait être un ami ».
Grâce aux livres de Malraux, Czapski a pu se libérer de son « musée de l’imagination ». Cela a eu lieu en 1981, lorsque le peintre a vu l’exposition de Nicolas de Staël:
« Mon époque et peut-être celle de la génération suivante s’est écoulée sous le signe – entre autres, mais peut-être surtout – de ce musée imaginaire que nous ont donné Picasso et aussi Malraux (…). Maintenant, en regardant les salles de Staël, j’ai senti brusquement qu’il me libérait définitivement de ce torrent trouble et impétueux dans lequel nous nagions tous, ce torrent qui portait des trésors, mais aussi des milliers de répétitions et de déformations plates d’œuvres anciennes. Et alors, brusquement, j’ai senti en Staël une source d’inspiration pareille à un torrent de montagne, pure et cristalline ».
Qu’est-ce que Czapski doit à l’écrivain français? Et que doit Malraux au peintre polonais? Les mystères concernant la vie des deux hommes restent encore nombreux…
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photographie d’André Malraux (1974): Bibliothèque nationale de France, département Arts du spectacle
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