Souvenirs de Maciej Morawski

Je rencontre Maciej Morawski à Paris, un dimanche d’octobre 2015 à 16 heures dans un café près de la porte de Porte de Saint-Cloud. J’arrive en avance, car j’aime bien attendre les interlocuteurs avec lesquels je veux parler de Józef Czapski. Le temps est magnifique. Je m’assois à l’extérieur. J’attends….

Je tiens en main un livre – le journal de Maciej Morawski « Dwa brzegi [Zapiski Weterana Zimnej Wojny] t.1 (marzec 2009 – lipiec 2010) » (Deux rives. Notes d’un vétéran de la guerre froide t.1 (mars 2009- juillet 2010), édité par l’Institut Stefan « Grot » Rowecki de Leszno en 2015. Je lis Maciej Morawski depuis des années sur Internet : l’auteur est probablement le plus ancien blogueur polonais, car il tient son journal sur Internet depuis janvier 2009. Assidument. Presque tous les jours. C’est une véritable source de savoir pour les historiens, mais aussi pour les politologues, car on y trouve une analyse courante de la situation politique dans le monde. Maciej Morawski arrive au rendez-vous avec le deuxième tome du journal qui vient d’être édité (août 2010 – juillet 2011) et qu’il a dédicacé à Józef Czapski.

Mon interlocuteur est né en 1929. Il est le fils de Kajetan Dzierżykraj – Morawski, ambassadeur du gouvernement de la République de Pologne à l’étranger, officiellement reconnu par la France jusqu’au début de juillet 1945. Lorsque cette reconnaissance fut retirée, son père est resté en |France en tant qu’”Ambassadeur des Polonais Libres”- représentant du centre politique de l’émigration polonaise à Londres (sans porter ce titre officiellement). Jusqu’à sa mort, il disposait, sur une recommandation du général de Gaulle, d’une « carte diplomatique » à titre personnel (carte de séjour diplomatique). Le général de Gaulle avait assuré qu’il serait toujours prêt à recevoir trois Polonais : le général Władysław Anders, Kajetan Morawski et Józef Czapski.

Ela Skoczek : En automne 1946, vous avez rejoint votre père en France, avec votre mère. Vous avez interrompu vos études de psychologie à l’Université Adam Mickiewicz de Poznań.

Maciej Morawski : Lorsque je suis arrivé en France, j’avais des opinions gauchistes. J’espérais alors pouvoir revenir en Pologne.  Ma mère tenait beaucoup à revenir. Lorsque mon père a quitté l’ambassade (juillet 1945), il habitait chez ses cousins Mycielski. Lorsque je suis arrivé en France, il avait déjà déménagé à Chaville, près de Paris. Les bureaux de l’Ambassade de la Pologne Libre, appelés « Ambassade de Pologne bis » se trouvaient à Paris. Mon père employait alors deux personnes : Jan Siemieński et Żaneta Zabiełło. Nous y habitions et mon père y avait ses bureaux. Ensuite, à la fin de 1949, nous avons déménagé à Paris, au 174 rue de l’Université, dans un appartement dans lequel habitaient auparavant – grâce à l’amabilité de mon père – Czapski et Władysław Wolski. C’était un tout petit appartement.

Au printemps, probablement à la fin d’avril 1947, Maciej Morawski fait la connaissance de Józef Czapski. Lorsque l’auteur de « La terre inhumaine » rend visite à son père, celui-ci est en train de faucher l’herbe du jardin. Maciej Morawski se souvient que pendant la visite, Czapski s’est intéressé à lui et a engagé la conversation. Czapski avait alors 51 ans, Morawski 18. Nous retrouvons une trace de cette rencontre dans une lettre de Józef Czapski à Jerzy Giedroyc du 6 mai 1947 :

« J’ai fait la rencontre d’un tout jeune homme de 17 ans arrivé de Pologne qui m’a fait une impression sensationnelle. C’était la première personne du pays chez laquelle j’ai senti une approche tout à fait nouvelle, une absence totale de nos vieux traumatismes et j’ai compris qu’il fallait suivre ces personnes d’une manière ou d’une autre. Ce garçon, qui a donné des cours d’éducation socialiste à Kościan, qui est inscrit au PPS (Parti Socialiste Polonais) et qui dit qu’il n’avait pas l’intention d’apprendre l’anglais, car l’allemand et le français lui suffisaient, me dit en même temps qu’il faut s’accrocher à Charlot (de Gaulle), car c’est la seule façon de sauver les jeunes d’ici (les jeunes Polonais) de la dégradation ; à côté de cela, il veut aller en Allemagne, car à part les affaires polonaises, il s’intéresse aux problèmes allemands, ukrainiens et aux Juifs. Je lui demande : est-ce que vous imaginez qu’avec ces frontières on puisse discuter avec les Allemands ? Mais naturellement, me répond-il. Mais il faut leur parler sur une base européenne, et avec les Nationaux Démocrates. Ainsi la question des frontières cesse d’être aussi violente (…) Et maintenant, tu ne voudras pas me croire : ce jeune homme génial est le fils de notre Kajtuś génial. Quand j’ai dit à Kajtuś que j’étais frappé par l’intelligence de son fils, celui-ci a remué lentement les mâchoires et a conclu : l’ennui est là, il est trop sérieux, les vieux sont trop peu sérieux, et les jeunes trop sérieux ». J’ai tort de t’écrire tout cela, car je sens que tu vas en tirer 1700 nouvelles idées à un moment où nous sommes dans un cul de sac (…) ».

Czapski se souvient ainsi du père de Maciej, Kajetan Morawski :

« Lorsque je suis arrivé à Paris en 1945 et je lui ai rendu visite pour la première fois, il m’a semblé être un diplomate banal. Après 28 années à Paris [il écrit cela en 1973], j’ai honte de l’avoir jugé de manière aussi superficielle ; non seulement j’ai appris à l’aimer, mais aussi à apprécier ses qualités rares de modération (une vertu qui n’est pas prisée), de grande culture intérieure et son amour silencieux, fidèle et passionné pour notre pays ».

Maciej Morawski restait quant à lui en contact avec Józef Czapski depuis leur rencontre à Chaville, car le peintre venait voir souvent son père. Leurs liens sont devenus plus intenses au début des années 50. Czapski a commencé à contribuer à la formation intellectuelle du jeune Morawski : on peut parler d’une relation de maître à élève.

Maciej Morawski: Czapski prenait vraiment soin de moi et de mes parents. Il connaissait bien nos soucis. Mes parents avaient en lui une confiance sans bornes. En ce qui me concerne, il s’occupait de former mes goûts littéraires. J’ai découvert toute la grande littérature mondiale grâce à lui. Il me parlait de ses auteurs préférés : il était fasciné par Dostoïevski, il m’a également recommandé Bernanos (p.ex. « Le journal d’un curé de campagne »), Norwid, qu’il admirait. Lorsqu’il m’adressait des lettres, il y avait souvent des citations de Norwid. Czapski m’a fait découvrir le milieu intellectuel de Paris. Grâce à lui, j’ai réalisé la grandeur de Mauriac, de Malraux, de Marcel Proust. J’ai fait la connaissance de Pablo Curzio  Malaparte, de Julien Green, du journaliste Robert de Saint-Jean et de beaucoup d’autres. J’assistais avec lui aux rencontres de la librairie « Des amitiés Françaises ». Je me souviens de l’anecdote suivante : pendant une réception un Polonais voulait absolument faire la connaissance de Mauriac. Il s’est approché de moi pour me dire qu’il n’arrivait pas à voir Mauriac dans la foule, car celui-ci était tout le temps occupé à discuter avec un vieux barbant à la voix chevrotante. Ce jeune homme a eu le souffle coupé lorsque nous lui avons dit que ce « barbant » était François Mauriac en personne.

Portrait de Maciej Morawski, couleur
Portrait de Maciej Morawski

Ela Skoczek: Il vous a introduit dans le monde littéraire. Est-ce qu’il a essayé de vous montrer l’univers qui lui était le plus proche, celui de la peinture, de l’art ? 

Maciej Morawski : Je passais beaucoup de temps avec lui. Souvent, le samedi après le déjeuner, j’allais le voir à Maisons-Laffitte, encore avenue Corneille. Czapski a peint mon portrait en 1953. J’ai posé pour lui à Maisons-Laffitte. Il a fait également quelques dessins. Très souvent, il m’emmenait dans les musées, les galeries. Mais j’ai sans doute déçu ses espoirs, car ma connaissance de la peinture était faible et nous ne pouvions pas en discuter. Pourtant, plusieurs de ses textes sur la peinture écrits plus tard ont contribué à ma connaissance de l’art. C’est son meilleur ami Kot (Constantin) Jeleński qui était son meilleur interlocuteur dans ce domaine.

Ela Skoczek: Personnellement, de quoi êtes-vous le plus reconnaissant à Czapski ?

Maciej Morawski : Il m’a appris à apprécier le fait que je pouvais vivre à Paris et y lutter pour une Pologne libre. Mais, ce qui est le plus important, Czapski m’a inculqué le fait qu’aux yeux de nombreuses personnes, Paris était la capitale culturelle et artistique du monde et en même temps un centre qui s’intéresse vivement aux autres, par exemple à la vie intellectuelle polonaise. Un jour, il m’a confié que « Kultura » devait beaucoup à son enracinement français… Czapski, tout comme mon père, était conscient de la sympathie qu’éprouvait de Gaulle pour la Pologne. Ils avaient eux-mêmes beaucoup d’estime pour de nombreux grands français, comme p.ex. Malraux, Gaston Palewski, Jean Laloy, Robert Rochefort.

Ela Skoczek : En 1950, les intellectuels occidentaux ont organisé à Berlin un Congrès de la Liberté de la Culture – avec l’intention de contrecarrer les influences communistes en Europe Occidentale. Czapski a pris la parole lors de l’inauguration du Congrès. Les représentants de « Kultura » Czapski et Giedroyc ont également proposé de créer en Europe Occidentale une université où pourraient étudier les jeunes émigrés des pays du bloc est. Cette initiative a été réalisée en 1951, avec la création à Strasbourg du Collège de l’Europe Libre.

Maciej Morawski: J’ai obtenu une bourse du Collège de l’Europe Libre en juillet 1953. J’étudiais alors à Strasbourg et dans le cadre des Hautes Etudes Européennes, je préparais un mémoire consacré aux méthodes d’augmentation de l’efficacité du travail humain en Pologne, c’est-à-dire du stakhanovisme. Ce travail a beaucoup plu aux Américains, qui m’ont proposé une bourse aux Etats-Unis. A cause d’une dénonciation abominable, affirmant que j’étais homosexuel et qu’en Pologne, j’étais un communiste dangereux, cette bourse m’a été refusée. A cette époque, Czapski s’intéressait beaucoup à ma vie. Malheureusement, il critiquait le Collège de l’Europe Libre en lui reprochant le fait que les Américains avaient rendu cette idée superficielle. Selon Giedroyc et Czapski, cela devait être une école des élites, formant les futurs cadres (et leaders) de l’Europe Centrale et Orientale. Mais la formation idéologique n’y était pas réalisée selon leurs intentions, et dans ce sens, ce projet était une erreur en son genre.

Ela Skoczek: En 1973, dans une lettre qui vous est adressée, Czapski – dans un contexte concernant Soljenitsyne et Sakharov – mentionne que c’est vous qui lui avez téléphoné le premier pour l’informer de la mort de Staline.

Maciej Morawski: Le 5 mars 1953, j’ai reçu un coup de fil du célèbre journaliste français Robert de Saint-Jean qui m’a appris la mort de Staline. Moi, à mon tour j’ai alors téléphoné à Czapski à Maisons- Laffitte. Il m’a dit alors que c’était la fin d’une époque, que cet évènement devait me mobiliser pour continuer la lutte, mais j’ai pleinement compris ses paroles quelques années après.

Ela Skoczek: Vous travailliez pour Radio Europe Libre. Les relations de Giedroyc avec la direction de la radio à Munich étaient tendues. Pourtant Czapski était présent dans l’éther et participait aux interviews et aux discussions.

Maciej Morawski: J’ai fait la connaissance de Giedroyc dans les années 50.  En 1962, j’ai publié dans « Kultura » la nouvelle « Champs-Elysées », en 1963 et 1964 la nouvelle « Jacek » et le rapport « La nouvelle émigration en France ». J’étais l’une des rares personnes à posséder – avant même de commencer en 1965 mon travail à Radio Europe Libre – une carte de presse délivrée par Jerzy Giedroyc. Lorsque j’ai commencé à travailler à la Radio, j’essayais d’avoir avec lui des rapports positifs et de ne pas me mêler de ses conflits avec la direction de Munich. Il mettait à ma disposition les matériaux auquel il avait accès et dont la publication dans « Kultura » – vu leur actualité – n’avait pas de sens. J’envoyais alors ces informations à Munich. De nombreuses personnes venues de Pologne rendaient également visite à Józef Czapski ; il me mettait en contact avec elles et j’obtenais souvent ainsi des informations très intéressantes sur ce qui se passait en République Populaire de Pologne. Sous forme de rapports, je les envoyais à Munich. En 1965, Jan Nowak–Jeziorański, enchanté par ces rapports, m’a proposé de travailler comme correspondant permanent.   A cette époque, le Bureau de Sûreté (polonais) surveillait de près ceux qui, comme moi – recherchaient des informations sur la Pologne et sur ce qui se passait à l’intérieur du parti. Czapski savait que j’étais dans le collimateur des services spéciaux et que j’étais persécuté. Nous en avons parlé maintes fois. Il connaissait bien leurs méthodes de travail : la diffamation et la pression psychologique sur les personnes surveillées. J’étais considéré comme un espion. Pour me consoler, Joseph avait l’habitude de dire : « Nachrichtendienst ist ein Herren Dienst ». Je faisais partie de l’équipe de l’Ambassade de Pologne bis de mon père, qui par la force des choses était la cible de la République Populaire de Pologne et de son ambassade en France. Czapski avait de l’estime pour mon travail de correspondant. Après un certain temps, les Américains brûlaient mes rapports – tandis que moi – en opposition aux directives du travail à Radio Europe Libre – j’envoyais certaines copies à Giedroyc. Ces copies ont été sauvegardées dans les Archives de l’Institut Littéraire. A partir de 1967 ou de 68, j’ai commencé aussi à réaliser des émissions.

Ela Skoczek: A cette époque vous rencontriez Czapski moins souvent…

Maciej Morawski : J’avais alors beaucoup de travail, je me suis marié en 1968, et nos contacts sont devenus moins fréquents. Czapski s’intéressait alors moins à la politique et aux activités sociales. La lutte politique était ma passion, Czapski s’est consacré à la peinture.

Ela Skoczek: Vous avez organisé des conférences pendant lesquelles Czapski parlait de Katyń.

Maciej Morawski : Oui, et ce n’était pas facile. Le sujet n’était pas bien vu en France. J’ai été aidé pour ces conférences par La Mesnie du Roi – une organisation de jeunes monarchistes français sous la bannière du Comte de Paris.  Le comte François de Lagasnerie comptait parmi nos amis proches.  La Mesnie du Roi et François de Lagasnerie soutenaient « l’Ambassade de la Pologne Libre » de mon père. Joël Broquet, un militant plus jeune, mais très actif, appartenait à ce cercle : il aidait beaucoup les fédéralistes polonais et le rédacteur du journal « La Pologne en Europe » Jerzy Jankowski (fondateur de l’organisation « Communauté franco-polonaise », qui avait pour objectif de défendre les intérêts moraux, sociaux et politiques des citoyens français d’origine polonaise).  Je me souviens de la conférence de Joseph sur Katyń dans un club polonais quelque part à côté de l’Opéra. Il y avait 50 jeunes étudiants français : la conférence a été suivie d’une longue discussion, une discussion de très haut niveau.

Ela Skoczek: Quel était selon vous le rôle de Czapski dans la création de l’Institut littéraire ?

Maciej Morawski: Maintenant, après des années, je dirais qu’il était crucial. Anders estimait beaucoup Czapski. C’est Czapski qui a engagé Giedroyc dans la section de la Propagande de l’Armée Polonaise à l’Est et en réalité c’est lui qui a déterminé la carrière de Giedroyc. Grâce à cette période, celui-ci a pu nouer de nombreux contacts dans l’armée polonaise, ce qui lui a permis de gagner la confiance d’Anders et en conséquence de recevoir la mission de créer l’Institut Littéraire. Il faut aussi être conscient du fait que grâce à la confiance d’Anders, Czapski a pu contrecarrer la vague des attaques abominables contre Giedroyc, datant encore de l’époque roumaine. L’ambassadeur Roger Raczyński, avec lequel il avait travaillé encore avant la guerre, a contribué lui aussi à réfuter ces attaques absurdes. Bien entendu, Czapski a joué un rôle clé dans la création de l’Institut Littéraire, même si dans la première année de son activité, il ne faisait pas officiellement partie de son équipe. En dehors de Giedroyc, elle était composée de Gustaw Herling-Grudziński et de Zofia et Zygmunt Hertz. Le premier site de l’Institut se trouvait à Rome. Après la démobilisation de l’armée en Italie en 1947, l’avenir de l’Institut Littéraire a été remis en question. Etant donné que Czapski était le représentant du IIe Corps d’Armée à Paris (depuis 1945) et qu’il y disposait de nombreux contacts datant d’avant-guerre, mais également parce que l’Institut pouvait compter sur l’Hôtel Lambert, où se trouvaient les bureaux du IIe Corps d’Armée dirigé par Czapski, en juillet 1947 l’Institut a déménagé en France, et non en Angleterre.  Giedroyc habitait dans un premier temps avec les Hertz dans un petit hôtel de la rue des Ecoles, mais Czapski a trouvé un endroit qui est devenu le premier site de « Kultura » – une maison délabrée 1, rue Corneille. C’est là que se trouvaient les entrepôts du IIe Corps d’Armée, gérés par le Jerzy Łubieński, neveu de Czapski.

Ela Skoczek: Sans l’engagement et l’aide de Czapski, il n’aurait pas été possible d’acheter en 1954 la maison située au 91, avenue de Poissy à Maisons-Laffitte. L’Institut Littéraire a alors obtenu l’aide financière de Gilles de Boisgelin (mari de Jolanta née Wańkowicz, amie de Józef Czapski) ainsi que celle de Stefan Zamoyski (ami proche de Czapski de l’hôtel Lambert) qui a convaincu le millionnaire sud-américain Lopez d’accorder un prêt sans intérêts pour l’achat de la maison. En suivant le conseil de Berenbau, l’équipe de « Kultura » a décidé de faire une collecte pour l’achat de la maison parmi les lecteurs. Celle-ci a coûté 6 800 000 anciens francs. Ces contacts personnels étaient donc très importants, voire décisifs du point de vue matériel.

Maciej Morawski: Certainement. En ce qui concerne la création de « Kultura », le rôle de Czapski était crucial. D’ailleurs dans certains domaines, Czapski était et reste toujours sous-estimé. On dit de lui qu’il était l’aumônier de Giedroyc, son homme de main. Pourtant c’est Czapski, ses relations, la confiance que lui accordaient les élites françaises et américaines, les intellectuels du monde entier (p.ex. en Russie ou en Italie) qui ont permis à Kultura de naître et de fonctionner. Czapski était bien conscient de l’impact de Giedroyc et de sa revue en Pologne et dans le monde. Il souscrivait aux plans et aux conceptions de Giedroyc, il croyait à sa lutte et à sa capacité de prendre les bonnes décisions dans un environnement changeant, en Pologne et dans le monde. Plus important encore, c’est que certainement, au moins jusqu’en 1960, il savait transmettre cette foi en Giedroyc à ceux qui prenaient les décisions, aux personnes clés. Il obtenait en conséquence les autorisations nécessaires auprès des autorités françaises et savait très bien parler aux ministres. Depuis l’arrivée de l’Institut Littéraire à Paris, il mettait aussi à profit ses connaissances du Ministère des Affaires Etrangères. C’est encore Czapski qui résolvait les conflits, par ex. entre Anders et Giedroyc. Il faut avoir en mémoire que l’Institut Littéraire a été créé et financé jusqu’à une certaine époque par les moyens financiers dont disposait Anders. Sans Czapski, il n’y aurait ni Institut Littéraire, ni « Kultura ». Il faut en être conscient.

Ela Skoczek: Vos avez mentionné sur votre blog que vous avez reçu la photocopie d’une lettre écrite le 30 mai 1985 par Józef Czapski à son proche ami, le diplomate français Jean Laloy. Il lui écrit avoir reçu une invitation de L’Etablissement pour les Aveugles de Laski pour y soigner ses yeux (Czapski a commencé à cette époque à perdre la vue). Il y souligne qu’il s’agit d’un prétexte, car ses yeux sont incurables. Czapski dispose d’un passeport de réfugié politique, avec la mention « valide pour les pays du monde entier, sauf la Pologne ». Il demande à Jean Laloy s’il est possible d’obtenir un document qui lui permettrait de garder le passeport de refugié et se rendre en en Pologne.   

Maciej Morawski: Oui, mais il s’agissait en fait d’un prétexte. A Laski, à l’Etablissement pour les Aveugles (nb. co-fondé par un ancien ami de l’auteur de « L’œil », Antoni Marylski) Czapski voulait revoir sa sœur, gravement malade, qui ne pouvait plus se rendre à Maisons-Laffitte. Le voyage était impensable. La fille de sa deuxième sœur habitait aussi à Laski et l’encourageait à venir. Il était question d’une visite de deux ou trois mois. Ce projet rendait ses amis anxieux. Giedroyc craignait que le général Jaruzelski ne mette à profit cette visite à des fins de propagande, pour montrer au monde qu’il savait être magnanime, que quelqu’un de Kultura pouvait venir en Pologne, donc que les choses n’allaient pas si mal en Pologne.

Ela Skoczek : Czapski est mort le 12 janvier 1993 à 11.30. Dans son livre, Stanisław M. Przybyszewski écrit : « Les cousines de Czapski, les filles de Ludwik Łubieński – Rula, Qaba i Anna – qui ont participé aux obsèques – m’ont parlé de la plaisanterie posthume de Czapski.  « L’oncle Joseph avait beaucoup d’humour, il se moquait de tout et de tout le monde, et permettait aussi de se moquer de lui. Il avait plus de deux mètres et était maigre comme un clou, ce qui faisait sourire certaines personnes. Les fossoyeurs avaient creusé une tombe standard. Mais la bière s’est révélée trop longue, on ne pouvait pas la descendre au fond. Ils ont dû la poser à côté de la tombe et agrandir la fosse pour pouvoir terminer la cérémonie. En attendant, les participants se passaient le mot à voix basse : « c’est la dernière plaisanterie de Joseph… ». » Etiez-vous étiez présent à l’enterrement et vous rappelez-vous de cette situation ?  

Maciej Morawski : Oui, j’y étais. Mais je ne me souviens presque plus de la cérémonie. Je sais que la tombe s’est révélée trop petite et qu’il a fallu l’agrandir pendant la cérémonie funéraire.

 

Józef Czapski est mort le 12 janvier 1993 dans sa chambre, dans la maison de « Kultura », située au 91, avenue de Poissy, 78600 Le Mesnil-le-Roi. Il est enterré au cimetière local.

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